Chapitre 7 - 6 : Images et reflets (Roy)

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Le soir de la fête de Kramer était arrivé. Après une journée de travail aussi intense que les précédentes, j'étais rentré pour me préparer et étais rapidement ressorti. J'aurais aimé faire le trajet en voiture, mais j'avais découvert quelques jours auparavant qu'elle ne démarrait plus, et je n'avais pas encore trouvé le temps de la faire réparer. Je m'étais donc contenté de marcher et d'emprunter les transports en commun, et j'arrivai sur le coup de neuf heures au lieu de rendez-vous. Kramer avait réservé l'étage d'un ancien hôtel particulier.

L'homme qui m'avait accueilli me désigna un vestiaire où je déposai mon manteau et mon chapeau trempés de pluie en échange d'un ticket numéroté. Cela fait, je défroissai ma redingote d'un geste machinal, puis entrai dans la pièce où avait lieu la réception. Les murs décorés de moulures peintes dans des tons clairs étaient percés de grandes portes-fenêtres d'un côté et ornés d'imposants miroirs agrandissant la pièce de l'autre. Un plafond haut surplombait un imposant lustre de cristal qui étincelait en éclairant la pièce comme en plein jour. Au-dessous, une grande tablée en U, et une foule de gens, que des hommes, dans leurs plus beaux habits. Je trouvais cela très ironique de s'habiller aussi bien pour prendre une cuite entre mecs, mais je m'étais plié à la demande et j'avais enfilé mon costume le plus élégant pour l'occasion, grimaçant d'être un peu plus serré qu'avant dans mon pantalon. C'était à ce genre de détails qu'on se sentait vieillir.

Je m'approchai du buffet pour me faire servir une coupe de champagne et grignoter quelques apéritifs. Je n'étais pas vraiment d'humeur festive, mais maintenant que j'étais là, autant en profiter pour bien manger.

Le champagne me fut servi avec le sourire par une jeune serveuse, et je pus goûter des canapés de foie gras et des verrines à l'artichaut. Au moins, Kramer avait bien choisi son traiteur.

Je le cherchai des yeux, espérant retrouver un visage connu. Sa bonne humeur était communicative, et je comprenais pourquoi il s'était si bien entendu avec Hugues. Je le trouvai bientôt, entouré d'amis, et il me fit signe de venir pour me présenter à ses autres invités. Sergents, caporaux ou lieutenants, ils semblaient pour la plupart nerveux de serrer la main à un Colonel.

— Vous savez, nous ne sommes pas en service, et j'ai rangé mes gants. Pas la peine d'être aussi formels, les rassurai-je.

— Ce soir, peut-être, mais nous ne voudrions pas être épinglés lundi prochain.

— Ce qui arrive à la fête reste à la fête, fis-je avec un sourire entendu.

Les militaires sourirent, agréablement surpris de me voir moins sévère qu'ils se l'imaginaient. S'ils avaient travaillé aujourd'hui sous mes ordres, ils auraient sans doute vu les choses autrement, mais j'avais assez bataillé avec mes supérieurs et exigé de mes subordonnés pour simplement avoir envie de me détendre.

Je restai donc avec la bande, écoutant plus que je ne parlais, et n'ouvrant la bouche que pour sortir un bon mot ou une plaisanterie. Pourtant, je me sentais étrangement vide. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser que si Hugues avait été là, je me serais mille fois plus amusé. Il était très fort pour m'attraper le coude et me souffler à l'oreille quelques mots pour attirer l'attention sur une situation, ou lancer une comparaison qui manquait de me faire recracher mon verre. Sans lui, ma vie était beaucoup moins drôle et son silence m'angoissait chaque jour un peu plus. Cela faisait des semaines que je n'avais pas eu de ses nouvelles et malgré mes tentatives pour trouver des explications rationnelles, la peur m'avait gagné pour de bon.

Je n'écoutais plus que d'une oreille, songeant aux amis disparus et à la responsabilité qui pesait sur moi. Renverser King Bradley et les Homonculus, pour protéger le pays, bien sûr, mais aussi, beaucoup plus égoïstement, pour que mon meilleur ami puisse revenir d'entre les morts.

S'il ne l'était pas réellement.

— Il n'y a que des mecs ce soir, c'est d'un triste ! Moi qui espérais draguer... s'exclama l'un des invités.

— Ne t'inquiète pas, ça ne va pas durer, répondit son interlocuteur avec un clin d'œil. Kayn est du genre à faire les choses bien, je crois qu'il a prévu une belle animation pour la deuxième partie de soirée. En attendant, profitons-en pour picoler et bouffer à s'en faire craquer le pantalon !

Ils eurent un petit rire, puis commencèrent à s'installer à table à la demande de Kramer. Celui-ci me fit signe et désigna une chaise à proximité de la sienne.

— Oh, juste à côté des témoins, je suis bien vu !

— Ahaha ! Je sais que vous ne connaissez pas encore beaucoup de monde ici, je n'allais pas vous reléguer dans un coin... D'autant plus que vous êtes un invité de marque !

— Je suis flatté, répondis-je.

Je m'installai à droite de Maxence tandis qu'autour, tout le monde s'affairait à retrouver sa place. L'ambiance s'était déjà bien échauffée, et manifestement, certains invités n'avaient pas attendu mon arrivée pour se siffler une bouteille. La soirée allait sans doute faire défiler son lot d'anecdotes honteuses.

Les serveuses apportèrent les entrées et le vin, et je me trouvai rapidement en train de siroter un Vouvray en mangeant un vol-au-vent à la truite. Le contraste entre le raffinement des plats et les échos potaches des discussions en aurait décontenancé plus d'un. Pour ma part, cela me rappelait mon enfance, et je n'étais absolument pas perdu dans cette ambiance, bien qu'elle ne me rappelât pas vraiment de bons souvenirs. Je passai le repas à peu parler, écoutant les uns et les autres avec un amusement distant. 

À ma droite, mon voisin racontait avec beaucoup de verve une histoire drôle particulièrement osée, pendant qu'à ma gauche, Maxence, qui s'était laissé entamer par le champagne, essayait de témoigner son amitié pour Kramer en butant sur presque chaque mot de ses tentatives de discours profond et philosophique. Je ne disais rien, mais en mangeant et buvant, j'avais du mal à ne pas rire en entendant les autres parler. Il semblait que les convives tenaient très mal l'alcool.

Contrairement à ce que je craignais, le repas passa vite. Le vin et l'ambiance m'avaient peu à peu égayé, et je parvenais presque à chasser de mon esprit mon travail et mes inquiétudes. Quand le dessert fut annoncé, je me redressai, curieux de voir ce qu'ils allaient servir. 

Les lumières de la salle baissèrent tandis qu'un gigantesque gâteau croulant sous les décorations fut apporté. Je retins une grimace. Oui, il était soigneusement orné de meringues, de roses en sucre et de crème au beurre, mais je doutais qu'il ait bon goût. Dans mon enfance, j'avais souvent assisté le chef cuisinier à faire des pâtisseries, et il avait toujours méprisé ce genre de gâteaux tape-à-l'œil. « Un gâteau, s'il n'est pas bon, n'a pas de raison d'être. »

J'eus un petit sourire dépité, puis songeai que de toute façon, je n'avais plus vraiment faim. Le gâteau fut installé entre deux convives assis face à Kramer. Celui-ci regardait l'imposante pâtisserie avec des yeux émerveillés.

- « Un supérieur ne te suffisait pas, il te fallait aussi une femme ! » commenta-t-il en lisant l'inscription sur le gâteau. Je reconnais ton style Kayn, commenta-t-il d'un ton amusé, alors que les premières notes d'un morceau résonnaient derrière nous. Le groupe avait commencé à jouer.

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant