Chapitre 4 - 2 : Retrouvailles (Edward)

44 7 0
                                    


Je suivis la domestique dans le couloir où elle me mena, tournai à droite, traversai trois pièces en enfilade, puis arrivai dans un bureau aussi richement décoré que le reste, à la vue duquel je me fis la réflexion que finalement, l'appartement de Mustang n'était pas si luxueux que ça. 

Assise dans son fauteuil ancien à moulures, se tenait une femme, grande, osseuse, très pâle et très droite, au visage parcheminé percé de deux yeux d'un bleu nuit particulièrement intense. Il y avait quelque chose de métallique, presque militaire, dans sa posture, ses vêtements gris tirés à quatre épingles et son chignon bien net. Pourtant, quand elle tourna la tête vers moi, je sentis une légèreté élégante dans son geste.

En la voyant me détailler du regard, je ne pus m'empêcher de faire un semblant de révérence, ce qui, étant donné mon manque d'entraînement, fut plus ridicule qu'autre chose.

— Bonjour madame... bredouillai-je. Merci de me recevoir.

— C'est vous qui avez amené la lettre ? demanda-t-elle d'une voix nette.

— Oui.

— Et vous êtes ?

— B-bérangère. Bérangère Ladeuil.

Ce nom, choisi sur le tas à l'hôtel hier, sonna étrangement dans ma bouche asséchée. J'avais côtoyé des militaires, hauts gradés pour certains, j'avais tenu tête au Généralissime lui-même, mais elle, j'avais du mal à soutenir son regard tant elle m'intimidait. Je comprenais plus pourquoi Izumi parlait d'elle comme quelqu'un de sévère. Elle n'avait pas besoin d'ouvrir la bouche pour qu'on se sente observé, et remis en question.

— J'ai cru comprendre que vous étiez inexpérimentée... pourquoi vouloir soudainement apprendre à danser ? Pourquoi maintenant ?

Je déglutis. Qu'étais-je censé dire ? Je repensai aux mots que m'avait adressés Izumi avec un clin d'œil. Tu as réussi à me convaincre de vous prendre en apprentissage, je suis sûre que tu sauras en faire autant avec elle.

— J'ai... Toujours aimé danser, avant même de le savoir. J'ai redécouvert cela peu à peu, et quand je n'ai plus eu d'autres obligations, j'ai réalisé... Que c'était ce que j'avais besoin de faire. Je sais que je pars de loin, que j'ai tout à apprendre, que certains commencent depuis la plus tendre enfance et que j'ai peu de chance d'atteindre un jour leur niveau, mais je suis prêt — prête à me battre de toutes les forces pour m'en approcher.

— Tenez-vous droite, répondit-elle un peu sèchement.

À cette injonction, je sentis mon menton se relever, mes épaules s'ouvrir un peu. Elle avait raison, je m'étais recroquevillé malgré moi face à son aura impressionnante.

— Que signifie la danse pour vous ?

— Je...

J'hésitai un instant, avant que la silhouette de Maman, traversant le jardin d'un pas dansant, passe devant mon visage, éclipsant un instant la réalité. Je ne savais pas que je me souvenais si bien d'elle. Je pris une grande inspiration.

— Un héritage. Une émotion qui vient de la musique, et qui passe de main en main, de cœur à cœur. Un langage sans mot.

— Vous pensez à quelqu'un en disant cela.

Ce n'était ni une question ni un reproche. Juste les mots, posés avec la fermeté de la certitude.

— Oui. Ma mère.

— Est-ce une raison suffisante pour vouloir danser ? demanda-t-elle.

— Vous n'imaginez pas ce que je serais prê-te à faire pour la revoir, répondis-je d'un ton ferme malgré l'accroc de mon accord hésitant.

Vous n'imaginez pas ce que j'ai fait pour la revoir, ajoutai-je intérieurement, trouvant le courage de planter mes yeux dans les siens pour qu'elle puisse y lire ma résolution.

Elle m'étudia, avec un regard bleu d'encre qui me rappelait Pénélope, l'une des filles de Lacosta. Je ne pensais pas recroiser des yeux pareils de sitôt. Elle resta un moment comme ça, ses longs doigts fins parcourus de rides, effleurant son menton.

— Dansez, pour voir.

— Je... comme ça ? ! Ici ? bafouillai-je, pris au dépourvu.

— Oui.

— Sans musique ?

— Vous avez des musiques dans le cœur, n'est-ce pas ? Remémorez-vous cela.

Je restai figé au milieu de la pièce, les yeux ronds, me sentant m'empourprer. Je ne pouvais pas danser comme ça ! Devant une professionnelle, en plus ? Après cela, c'était sûr, elle ne voudrait jamais s'occuper de moi en découvrant à quel point j'étais nul. C'était traître de me demander ça.

Un instant, je songeai à la chorégraphie du Angel's Chest, mais je me rendis compte que je ne m'en souvenais pas si bien. Je réalisai que je n'avais aucune idée de quelle danse faire. Je ne savais rien, absolument rien, et mon cerveau résonnait comme une pièce vide. 

C'était d'autant plus stressant que je sentais son visage imperturbable tourné vers moi, et que chaque seconde qui s'écoulait semblait un peu plus rédhibitoire. Je donnai le change en posant mon sac de cuir au pied du bureau, mon manteau et mon écharpe à la chaise qui faisait face. Puis je me retrouvai au beau milieu du tapis rouge et miel, sans aucune idée de ce que je devais faire, la tête remplie d'un blanc terrifiant.

Alors, je me raccrochai à ce souvenir léger, celui de la silhouette en robe bleue qui m'avait effleuré quelques minutes auparavant, et décidait de le suivre. Je fermai les yeux, sentant mes paupières frémir d'angoisse, mon pouls dans ma gorge, mes mains moites que je peinais à ne pas serrer. Je pris trois inspirations profondes. Quelle musique m'inspirait le plus Maman ?

Des notes de violon résonnèrent dans ma tête, une mélodie hésitante, avec quelques silences, que je reconnaissais sans connaître, parce que c'était moins un morceau précis qu'un patchwork de tous les moments passés à l'écouter, que mon cerveau d'enfant avait mélangé en une mélodie inventée. Un rythme se dessina, je calai ma respiration dessus, sans rouvrir les yeux. Surtout, ne pas rouvrir les yeux, et ne pas voir le regard d'aigle de celle qui m'avait ordonné de danser, sans préparatifs, sans conseils, sans rien.

Je fis un premier pas, posai un pied, puis l'autre, de saut en saut. Comme si je traversais à gué, bondissant de rocher en rocher, je suivis le son nostalgique de ces cordes qui vibraient, les vagues du vent qui agitaient les arbres et faisaient briller la prairie de Resembool. J'inspirai à grandes bouffées ce monde intérieur pour lui ouvrir les bras. Je m'épanouis, dansai, chassant la honte et l'inquiétude sur l'autre rive, sans penser à ce que je faisais, mais juste à l'émotion qui me traversait quand je pensais au bonheur que j'avais éprouvé durant mon enfance, quand ma mère était encore là, quand nous étions une famille.

Une mélodie vint se loger dans ma tête, et je la fredonnai presque sans m'en rendre compte, coupé du monde par mes paupières closes qui me protégeaient des regards. Les minutes qui s'écoulèrent étaient détachées de la réalité, et quand finalement, je m'arrêtai pour rouvrir les yeux, clignant un peu, hésitant, je repris conscience du monde qui m'entourait et de la chance que j'avais eue de ne rien casser dans la pièce.

Olga Fierceagle s'était levée de son bureau et me fixait avec exactement la même expression qu'auparavant. Je repris mon souffle en bougeant à peine, tétanisé par son silence, en attente des mots qui allaient déterminer mon destin. Ces secondes me parurent interminables.

Bras de fer, gant de velours - Quatrième partie : En coulissesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant