Août: coyotes solitaires et bave d'escargot

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Mercredi dix-huit aout

J'ai attendu sa pause cigarette. Assise contre la devanture du magasin, j'ai essayé de calmer mes nerfs. Je me suis levée ce matin et, sur un coup de tête, j'ai décidé de débarquer ici. Je dois faire peur à première vue, mais ça ne change pas de d'habitude vous me direz. J'aurais pu téléphoner mais je ne sais pas, j'aime bien aller le voir. Valentin dirait que c'est complétement débile et Alice que c'est authentique. Je ne sais pas lequel choisir.

Vêtue d'une salopette, je n'ai pas arrêté de faire les cents pas dans la ruelle, je deviens folle. J'ai même fait la ronde autour d'un lampadaire devant le regard surpris d'une mamie. Je suis un carrousel à moi toute seule. Et, alors que je faisais les cents pas de manière enragée, la porte de la jardinerie a tinté. Le lémurien est là. Il ne m'a pas vue puisque je suis à l'opposé de lui. Je veux bien qu'il soit observateur mais à ce point, ça serait vraiment flippant. Il a préparé méticuleusement son tabac sur sa feuille puis l'a léchée. Avez-vous vu quelqu'un d'aussi concentré ? Je suis restée là, béate, l'observant préparer sa cigarette avec dextérité et l'allumer.

Allez ma vieille, tu peux le faire ! J'ai respiré un bon coup et j'ai foncé droit sur lui. Munie de son téléphone, j'ai vu ses doigts s'agiter sur son écran. Faisons comme Valentin, allons-y de manière tête brulée. J'ai toussoté tel un vieux chat malade en fin de vie, l'effet tant attendu s'est produit : il m'a enfin remarquée ! Ou du moins il a sursauté, très bien je suis un monstre. Essayons de voir ça comme quelque chose de positif. Je lui fais peur. Et en même temps, on ne peut que le comprendre.

Son visage s'est éclairé comme par enchantement (j'ai beaucoup d'humour aujourd'hui, croyez-le ou non) et il m'a lancé un grand sourire. Seigneur, ça devrait être interdit de sourire comme ça. Il m'a claqué deux bises sonores. Ses joues sont poisseuses, il sent la sueur et le tabac. Mais ce n'est pas une mauvaise odeur, bien au contraire.

- Esther, tu m'as fait peur !

Un sourire aux lèvres, j'ai finalement accepté sa cigarette pour expirer la fumée avant de la lui rendre. Je lui fais peur mais au moins, je l'ai fait sourire, c'est déjà ça. La sauterelle est quelqu'un de charismatique, il a comme une énergie autour de lui. On en est presque ivre. J'en ai marre de me mentir à moi-même, cette fois-ci, je vais aller droit au but. Comme dit Alice, il faut prendre son destin en main. Enfin, le destin, j'ai mon avis là-dessus. Pour moi c'est une grosse farce mais aujourd'hui, je vais y croire. La bonne chose, c'est qu'il est vraiment heureux de me voir.

- Je voulais savoir si tu voulais qu'on se voie demain après ton travail.

- Avec plaisir. On irait où ?

« Avec plaisir ». Il a dit avec plaisir. Très bien, ça lui fait plaisir de me voir, applaudissons. Ça lui fait plaisir, ça nous fait plaisir, ça vous fait plaisir ! La belle affaire ! Vite prends une décision avant que tu ne paraisses complétement débile et pas du tout organisée.

- Je pensais à l'étang.

- Cool, on pourra rester jusqu'au coucher du soleil.

Un grand romantique, qui l'aurait cru ? Seulement ce n'est pas trop ma tasse de thé ce genre de chose. Et puis cela signifie que je vais rentrer tard chez moi et que je vais devoir l'annoncer à ma sainte famille. Non pas que ma mère sera contre, à vrai dire Corinne Armand s'en fiche un peu. Avec Samuel, nous sommes des enfants libres depuis toujours. Mais elle va me poser des questions. Et ça, ça va être de la torture. Mais, chose positive, je suis en train de planifier quelque chose, assez surprenant, c'est ma mère qui sera contente.

- Tu pouvais m'envoyer un message au lieu de te déplacer !

- Oh non, je voulais te voir.

Je manque de m'étrangler. Le sourire d'Hazael s'élargit. Un gosse qui aurait trouvé une pièce d'un euro par terre. Mon dieu tuez-moi. J'ai chaud, c'est mauvais signe, je dois rougir. Heureusement que j'ai un coup de soleil sur le nez, ça doit un peu camoufler les dégâts. Hazael s'assoit par terre, en écrasant sa cigarette, je le rejoins dans sa méditation. Il pose sa main sur mon genou.

- On peut rester ici quelques minutes avant que je reprenne.

Seigneur, mon cœur va exploser, sortir de ma poitrine, et s'écraser sur le bitume. Puis se faire cramer par la chaleur de ce mois d'aout. Une chaine opératoire plus que dangereuse. Mais je n'ai pourtant pas envie de partir. Comme si la sauterelle allait me chuchoter un secret, le gars à l'ouest me fait un signe de la main pour que je me rapproche de lui. Ses lèvres contre mon oreille, je sursaute :

- Mais qu'est-ce que tu fiches, bon sang ?

L'effet pas voulu est celui-ci, la sauterelle part dans un fou rire hilare. Je déteste quand on se colle trop à moi, je tiens à mes distances. D'accord je l'aime bien, mais calmons-nous.

- Est-ce que tu crois aux coïncidences Esther ?

Eh bien oui, soufflons-nous tous dans les oreilles, je ne dirais rien.

- Pourquoi ça ?

Ma curiosité est piquée à vif.

- Au moment où j'allais t'envoyer un message pour te proposer de se voir, tu as débarqué.

- Dis-moi Hazael, tu crois au destin ?

Le bienheureux a froncé les sourcils avant de rire. À quoi ça sert de pleurer finalement ? Si vous entendiez le rire du gars à l'ouest rien qu'une seule fois, vous n'auriez plus envie de verser aucune larme. Plus rien ne vous semblera terne et malheureux. Cette fois-ci, je mets les mains en l'air.

Mes sentiments m'ont braquée, haut les mains !

Mercredi dix-huit aout (dans la soirée)

Avalanche de bonnes nouvelles. Samuel nous invite à son spectacle de danse, de quoi réjouir ma mère qui adore ce genre d'événements. Tout ce que je déteste. Des tutus, des paillettes et des longues heures interminables à observer des mômes et des ados qui ne sont même pas de ma famille pour attendre Samuel, dans un mini-spectacle ne durant que cinq minutes. La date fatidique tombe le trente-et-un aout. Deux jours avant la rentrée. Ses professeurs de danse sont très pragmatiques. Je profite de l'ascension de Samuel pour lâcher une phrase à toute allure :

- Je ne serai pas là demain soir.

Autant l'annoncer de but en blanc. Les trolls se sont tournés vers moi et ma mère m'a lancé ce sourire que je ne connais que trop bien. Elle le fait souvent ces temps-ci, je n'ai même plus la foi de la contredire.

La conclusion est là mes amis ! Ma mère se transforme en une statuette de Bouddha.

- Tu vas où ? Demande ma mère.

- À l'étang. Vous savez, celui à vingt minutes d'ici.

- Dis-nous en plus ? Demande Samuel.

- Quelqu'un veut finir la purée ? Demande Jean.

Le vaurien, je fixe mon frère qui ricane, savourant ma gêne. Il n'y a pas de doute, il tient sa cruauté de ma mère et moi. Corinne Armand me fixe toujours avec son petit sourire en coin quant à Jean, il se ressert de la purée prenant notre absence de réponse pour un oui.

- Je ne dirai rien de plus. C'est privé.

J'adore dire ça en ce moment, c'est comme un bouclier de défense. Ma mère hausse les sourcils avant de lancer un clin d'œil à Samuel. Les deux croient tout savoir sur ma vie amoureuse mais ils se trompent sur toute la ligne.

Honnêtement, je ne sais pas ce qu'il va se passer demain et je m'en fiche un peu. Du moment qu'il y a Hazael, tout devient une aventure de toute manière. Et sur ce, je décide de débarrasser.

Les poissons ne savent pas nagerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant