Janvier: biscuit à la figue et premier pas

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Jeudi dix-sept janvier

Je pose ça là, pour clarifier les choses : je ne suis jamais sorti avec un garçon. Voilà. C'est dit. C'est fait. J'ai déjà embrassé quelques blaireaux, mais je ne suis jamais sorti avec un mec. Pourquoi ? Je n'en sais strictement rien mais je suis certaine d'une chose : je dois faire peur. Ma liberté est beaucoup trop importante pour que je me coltine un garçon. Sérieusement, c'est trop énervant d'avoir quelqu'un dans les bras.

Mon premier baiser date du primaire et je ne sais pas si ça compte car c'était sur la joue, mais c'était assez osé pour des élèves de CP, non ? C'était avec Abel je-ne-me-souviens-plus-de-son-nom-de-famille. Il était amoureux de moi et m'avait embrassé sur la joue après m'avoir emprunté un feutre.

Mon deuxième baiser date de l'entrée en cinquième, c'était avec Hyppolyte Donatelli et il était beaucoup plus petit que moi, autant vous dire, j'ai failli avoir un torticolis.

Mon troisième c'était avec Baptiste Martin, en troisième. Je crois qu'il m'a toujours bien aimé et je ne sais par quel miracle mais j'avais réussi à l'apprécier. Le grand garçon qu'il était m'avait proposé de faire une sortie au vieux parc et nous nous étions maladroitement embrassés contre un vieux chêne. Vous pourriez vous dire que c'était fort romantique mais c'était sans compter l'épisode du mélange de salive et du malabar. Ce crétin avait un chewing-gum dans la bouche et je ne sais pas par quel moyen c'est possible, mais je l'avais avalé à m'en étouffer.

Le dernier date de la seconde et c'était à une soirée « mauvais plan de Valentin ». J'avais embrassé Simon Colin, un baiser beaucoup trop long jusqu'à ce que je m'aperçoive qu'il était à moitié endormit.

Des baisers chaotiques frisant le ridicule.

Samedi dix-neuf janvier

Valentin m'a appelé en catastrophe : « Viens tout de suite, code rouge ». Son ton alarmant m'a fait sortir de ma couette et c'est en prenant mes vieilles chaussures que je me suis ruée vers la porte d'entrée. Depuis la quatrième, nous avions inventé, Valentin et moi, un code couleur spécifique à des situations bien précises. Comme une alarme qui retentit dès que l'on rencontre un problème. Le code rouge est le plus important. Celui qui signifie que quelque chose de grave se passe, que c'est presque la fin du monde. Valentin habite à dix minutes à pied de chez moi alors autant vous dire, ces codes couleurs veillent sur nos survies.

Posté devant chez lui, grelottant, j'ai dû sonner au moins une dizaine de fois avant que mon compatriote daigne m'ouvrir. J'ai cru que mon dos allait se transformer en stalactite. Posté devant moi en caleçon, il m'a attrapé par le col de mon manteau avant de me jeter dans sa chambre, fermant la porte à clef. S'il n'était pas un de mes amis, je crois que j'aurai eu peur. Quelque chose ne tourne pas rond chez lui, ce n'est pas possible. Avec des chaussettes dépareillées et un caleçon superman, on pourrait le prendre pour un fou. D'un air sérieux et grave, il tape du pied.

-          L'heure est grave, je ne sais toujours pas comment m'habiller pour la soirée.

Mon cerveau à mit du temps à faire le lien entre « code rouge » et « vêtement ». J'avais oublié que s'habiller pour une soirée était du même ordre que la fin du monde. Toujours posté devant moi, son air faussement grave, il me lance des cintres et des chemises en tout genre. Valentin est vraiment une pièce de théâtre à lui tout seul, inutile d'aller acheter un billet pour aller voir « Hamlet » de Shakespeare. Ce garçon est taré, il n'y a pas d'autre mot pour le décrire. Mon air septique ne passe pas inaperçu et il tape du poing contre son bureau poussiéreux.

-          C'est sérieux Esther. Cette soirée c'est la dernière ligne droite avec Alice. C'est ce soir ou jamais. Après ça, j'abandonne.

Son air sérieux et la bouche pincé, il me lance un rapide regard avant de porter de nouveau son attention sur ses chemises. Ses deux mains sont prises par une boule de linge. Valentin a toujours eu de mauvais goûts en matière d'habit. C'est bien le seul à porter des chemises hawaïennes en été et des bariolés en hiver. Dans une autre vie, il aurait été un clown.

En amitié on fait tous des concessions. Vous êtes bien d'accord ? Et c'est bien pour ça que je me suis mise à mon tour à chercher dans son placard une chemise blanche, puisqu'il s'était mis en tête d'en porter une pour sa satané soirée. Il est évident qu'il n'en a pas. Et c'est bien pour cela que j'ai dû explorer la chambre de son petit frère à peine âgé de onze ans. Et je peux assurer que c'est bien le cadet de Valentin au vu de ses manuels de latin qui reposent en cale papier pour sa table de chevet. Débusquant finalement une chemise, triomphante, je la jette au pied de Valentin qui peu convaincu, observe l'habit immaculé avant de le mettre, ses cheveux devenant électriques.

-          Comment tu me trouves ?

L'habit est si serré et collé qu'on le prendrait facilement pour un pingouin.

-          Bon j'ai du mal à bouger les bras, d'accord, mais ce n'est pas si moche que ça, non ?

-          On dirait un saucisson. Ou un rôti.

-          Merci, je suppose que ce sont tes meilleurs compliments.

Valentin s'observe devant son miroir et d'un air confiant, hoche la tête. De toute façon, même avec une chemise blanche ridiculement serrée, il restera sûr de lui.

Dans le fond, j'ai de la peine pour mon vieil ami. Il persiste toujours avec cet amour de collège et même si ça lui fait mal, il continue. Bien que ses sentiments ne soient pas partagés, il s'accroche encore et encore. Il devrait exister une fête ou un jour spécialement réservé aux amoureux de l'ombre, ceux qu'on ne voit pas. Ce qui vous admirent en cachette et qui vous aimeront comme personne ne vous aimera. Ceux qui pensent à vous à chaque seconde de leur vie. Ceux que vous ne voyez pas et dont vous piétinez impitoyablement les cœurs. Les humains parfois me donnent envie de vomir.

-          Je crois que j'ai le cafard maintenant. Je murmure.

Bien évidemment Valentin ne comprend strictement rien à ce que je raconte. C'est toujours comme ça entre nous. Mes mots ne s'accrochent pas aux siens. Et ses mots ne s'accrochent pas aux miens. Laissant tomber ses innombrables affaires, il s'approche vers moi, me faisant une pichenette sur le front.

-          C'est plutôt moi qui devrais avoir le cafard. Je vais me prendre le râteau du siècle.

Son sourire banane est maladivement communicatif. Si je crois en l'humanité, c'est bien grâce à Valentin Bertrand.

Les poissons ne savent pas nagerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant