Chapitre 13: La prédécesseure

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Les paupières de Ren papillonnèrent un peu avant de s'ouvrir. Ses pupilles se rétractèrent face à la luminosité ambiante. Étendu sur une sorte de matelas peu confortable, dans le genre tapis d'aiguilles de pin ou de paille, le jeune homme inspira lentement. Il avait l'impression de s'être réveillé de sa meilleure sieste. Il se sentait bien reposé pour une fois. Il regarda autour de lui en se redressant sur un coude.

Il ouvrit des yeux en soucoupes en voyant le décor improbable qui s'élevait autour de lui. Il était sur un quai, en bord de fleuve, pavé de gris et rempli d'étals de marché pleins à craquer. Partout des gens vêtus à l'ancienne marchaient, achetaient, négociaient, criaient. Des bateaux amarrés le long du fleuve tanguaient à cause du courant et du vent.

Ren descendit de la charrette remplie de foin dans laquelle il était, se débarrassant des brins de pailles agrippés à lui. Comme toujours, personne ne faisait attention à lui. Il n'était que le spectateur silencieux et invisible d'un souvenir. Sauf qu'il n'appartenait pas à Aguamarine. L'époque ne concordait absolument pas à celle de la déesse. Il la situait aux environs des Temps modernes, au vu des vêtements. Ce qui se présentait à lui était un quai faisant office de marché bondé par la populace de l'époque

— Agua ?

Je suis là, répondit la déesse dans sa tête.

— On est où là ? Ce n'est pas un de tes souvenirs.

Exact. Tu partages ma mémoire, mais pas seulement. Tu possèdes aussi les souvenirs de tes prédécesseurs. Mes anciens Gardiens.

Ren haussa les sourcils à la recherche de l'individu en question. Par moment il oubliait qu'il y avait eu des dizaines d'autres Gardiens avant lui. Et d'un coup il se sentit excité à l'idée de voir un de ses prédécesseurs.

Naturellement ses yeux se posèrent sur un duo de jeunes filles, assises sur le rebord du muret séparant le quai de la berge du fleuve. Il sut d'instinct que l'une des deux était l'ancienne Gardienne, il y avait trois siècles à peu près.

Il traversa les gens en leur passant au travers, comme un fantôme. Il s'arrêta derrière un étal de fruit pour regarder les deux filles. Celle de droite n'avait rien de particulier, cheveux châtain, yeux marrons, elle était habillée d'une sorte de chemise, d'un châle et d'une jupe longue. Celle de gauche en revanche...

Vêtue d'une chemise à manches évasées, d'un veston et d'une sorte de pantalon court et ample d'homme, elle était svelte et aurait pu passer pour un jeune garçon. Ses cheveux emmêlés et lourdement tressés dans son dos étaient châtain clair et des taches de rousseur piquaient son visage. Elle mangeait une pomme tout en écoutant l'autre fille, plus jeune qu'elle. Ses yeux étaient perdus dans le vague.

— Je sais que tu ne veux rien entendre, mais papa va finir par se fâcher si tu continues à repousser tes prétendants ! disait celle avec la jupe.

— Mais j'en ai rien à fiche d'épouser un homme fortuné moi. Tout ça pour que papa et maman aillent roucouler à la cour du Roi. Pfff.

Ren se serait prits les pépins de la pomme crachés sur lui s'il n'avait pas été un fantôme.

— Enfin Claudine ! rabroua la plus jeune. Tu as une dot respectable, des pouvoirs très puissants ce qui est rare dans notre famille et en plus tu serais jolie si tu prenais un peu soin de toi ! Tu as tout pour toi.

— Oui, mais je ne veux pas me marier. Parce que j'en n'ai pas besoin !

La dite Claudine se leva sur le muret pour observer les bateaux amarrés sur le fleuve. Elle tendit une main en avant et l'eau s'écarta alors en deux pour former un passage dans la rivière, révélant la vase et la végétation du fond. Ren en eut la mâchoire décrochée. On lui reprochait de se prendre pour Jésus à marcher sur l'eau, voilà que celle là imitait Moïse à écarter les flots en deux. D'un claquement de doigts, les eaux du fleuve se refermèrent et après de violents remous le courant reprit.

II) La mémoire des DouzeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant