Chapitre 3.

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Tobio

  Il y a cinq semaines, il avait sauvé la vie de Holly Sasaki quand un tremblement de terre inattendu l'avait fait tomber d'un arbre dans le lac.
  Ce lac-là.
  Avec la radio poussée à plein volume et la portière du camion grande ouverte, il avait juste assez de bruit pour ne pas se sentir oppressé par l'immensité du ciel au-dessus de lui. C'était environ deux heures après l'aube. Des nuages de couleur de sorbet à la mandarine étaient éparpillés dans les hauteurs. L'air était déjà lourd et humide. Il régnait un silence anormal.
  Ses chiennes bergers allemands Havoc et Walkyrie bondissaient dans les hautes herbes au bord du rivage boueux, couinant et folâtrant comme les chiots d'un an qu'elles étaient. La chaleur qui le faisait déjà transpirer ne paraissait pas les gêner. Tobio enleva son T-shirt et s'en essuya la figure avant de le jeter à terre. Ses tennis et ses chaussettes le rejoignirent et il se retrouva en pantalon, seul devant le lac.
  Le vent se leva soudain, rida la surface de l'eau et ébouriffa ses cheveux sombre. Havoc tomba en arrêt et Wal se mit à courir en cercle comme une folle, la langue pendante. Tobio éclata de rire et se frappa la cuisse.

- Ici, les filles !

  Elles accoururent. Wal faillit le faire culbuter en donnant de l'épaule contre sa jambe, et Havoc vint nicher son nez au creux de sa main. Il la gratta derrière les oreilles. Le vent soufflait, faisant onduler les hautes herbes en direction de l'ouest. Les yeux fermés, il s'imaginait observant les collines moutonnantes à vol d'oiseau. Il repérait sa position, puis regardai au loin, vers la route Inter-Etats qui se trouvait exactement au sud de l'endroit où il se tenait. Là-bas, les banlieues étendaient leurs ramifications hors de la ville, le fleuve serpentait librement et les arbres verdoyaient sous le soleil d'été.
  C'était un truc dont Tobio se servait toujours pour s'orienter.
  Wal se jeta dans le lac, interrompant ses méditations par des gerbes d'eau fraîche. Il sentit l'odeur de vase, d'herbe chauffée au soleil, et, l'espace d'un instant, se retrouva transporté en arrière dans le temps. C'était juste après le tremblement de terre, il plongeait et replongeait dans l'eau bourbeuse, tâtonnant sur le fond visqueux, les poumons prêts à exploser, recherchant désespérément Holly.
  Il en rêvait la nuit. Il revivait le terrible instant où il avait compris qu'elle ne referait pas surface. Le soulagement violent qu'il avait éprouvé en saisissant enfin - enfin ! - sa cheville. Ces longs et horribles moments passés à trembler sur la rive, les mains couvertes de boue et du sang dilué de sa blessure à la tête, pendant que Shanti essayait de la ranimer et que leurs amis ressemblés autour d'eux chuchotaient en se touchant la main ou l'épaule. Le bruit de leur respiration pénétrait sa peau nue et le clouait au sol.
  Tobio se réveillait alors en suffoquant.

  Flanqué de Havoc, il entra dans ce lac cauchemardesque, dans l'espoir d'enfouir l'angoisse sous la boue d'où elle avait surgi.
  C'était ridicule, il le savait, mais il était incapable d'en parler à sa mère et à son père. Sa mère se serait sentie responsable et son père aurait interprété sa réaction comme une faiblesse. Et ce n'était certainement pas quelque chose dont il avait envie de discuter avec Matty ou Naoto au vestiaire avant l'entraînement. Il avait donc consulté Internet et trouvé diverses théories sur la meilleure manière de surmonter ses hantises. La plupart préconisaient une confrontation directe.
  Voilà pourquoi il pataugeait à présent dans ce lac. L'eau imprégnait son pantalon. Il resserra la ceinture en tirant sur la cordelette et alla de l'avant. Son pied glissa dans la vase, qui gicla entre ses orteils. Le soleil lui brûlait les épaules ; il les roula pour se détendre. Il continua et arriva en eau profonde. Havoc resta en arrière, là où elle avait encore pied. Une fois au milieu du lac, Tobio s'étendît sur le dos et ferma les yeux.
  Des vagues minuscules lui léchaient les tempes et le soleil était d'un rouge flamboyant à travers ses paupières fermées. Il flottait, les doigts écartés, les genoux dansant à la surface. Relevant le menton, il s'imaginait plusieurs kilomètres d'eau noire au-dessous de lui au lieu d'une dizaine de mètres seulement. Il y avait des crapets dans le lac, peut-être aussi d'autres petits poissons. Ici, dans quelques semaines, il y serait assailli par les moustiques.
  Les oreilles submergées, il entendait l'écho assourdi du sang circulant dans son corps et le clapotis des vagues sous ses mains. Sa respiration était un rugissement monotone.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant