Chapitre 10.

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  Pendant les premières journées que j'ai passées avec vous, je vous ai aidés dans vos préparatifs pour l'hiver. Yasuo et toi avez réparé la clôture du pré destinés aux chevaux, même si vous n'en possédiez aucun, et vous vous êtes relayés pour ordonner aux vents de souffler dans l'écurie afin de repérer les brèches à colmater. Il y avait beaucoup de ménage à faire dans la maison. J'ai reprisé plusieurs couvertures et tracé le jardin que je comptais cultiver au printemps. J'ai planté quelques bulbes qui pousseraient pendant l'hiver, et je vous ai aidés à ramoner la cheminée.
  Quand vous m'avez emmenée en ville chercher de quoi nourrir les poules, je suis devenue la nièce de Yasuo, qui paraissait presque assez vieux pour être mon oncle. J'ai proposé d'acheter tous les fruits de fin d'automne que nous pourrions trouver ; je pourrais en faire des conserves afin que nous ayons des friandises pour Noël.

- Vous allez vous rendre indispensable, m'a dit Yasuo à l'épicerie, en me pressant l'épaule et en me serrant contre lui.

  J'ai dépensé le reste de mon argent dans l'achat d'une robe en laine et de pulls ainsi qu'une paire de solides bottes convenant mieux à la vie sur une ferme que mes jupes plissées et mes souliers de ville. Yasuo a insisté pour m'offrir des boucles d'oreille en perle de culture, et, devant ma réticence, il a déclaré assez fort pour que tout le monde l'entende :

- Je veux gâter un peu ma pauvre nièce après toutes les épreuves qu'elle a subies.

  Prise à ce piège, j'ai dû m'incliner.
  C'était toujours toi que je regardais, en quête d'un signe. J'étais attentive aux hommes avec lesquels tu échangeais plus de trois mots et je m'arrangeais pour me présenter à leurs épouses. Tes préférences allaient aux plus simples, aux fermiers, tandis que Yasuo fréquentait ceux qui avaient une montre dans leur gousset et parlaient des films plus récents.
  Parfois, j'avais du mal à comprendre comment lui et toi pouviez vivre ensemble. Tu étais si différent de lui et de son effronterie...
  Ta voix était calme, ton regard assuré, et tu ne tendais la main que lorsque tu savais ce que tu voulais. Yasuo riait, saluait bruyamment ses connaissances, touchait à tout et papillonnait comme un jeune homme, ou un roi. Vous aviez tous deux fait la conquête de la ville, lui par son charme, toi par ton aplomb.
  Un après-midi de la première semaine après mon arrivée en allant à l'écurie demander à l'un de vous de tuer un poulet, car il était temps que j'apprenne à me servir du vieux four en fonte, je vous ai trouvés face à face dans le pré, torse nu malgré le froid et le ciel couleur d'ardoise. Vous étiez entièrement concentrés l'un sur l'autre, les mains tendues, les paumes tournées vers le ciel, mais sans vous toucher.

  C'est alors que j'ai vu le tatouage de Yasuo : des motifs magiques compliqués d'étoiles contenant d'autres étoiles, qui s'étendaient de sa nuque à ses reins et s'enroulaient autour de ses bras. Certaines étoiles étaient grises et anciennes, d'autres toutes récentes, d'un rouge et d'un noir bien nets. Elles formaient des strates, comme s'il en avait fait tatouer plusieurs au fil d'une très longue existence. Je pressentis pour la première fois que vous étiez tous deux plus âgés que vous ne le paraissiez.
  Quant à toi, ta vue m'a saisie. Ta peau était pâle des coudes à la base du cou, et rosie par le froid. Des muscles longs jouaient sous cette peau à chacun de tes mouvements. J'ai porté ma main à mes lèvres, parce que j'avais envie de te toucher pour savoir si ta peau était chaude ou froide, lisse ou calleuse. Mon corps est devenu brûlant, et juste à cet instant vous avez dit tous les deux en même temps :

- Lie.

  La magie a jailli de la terre, traversé l'air et moi-même avec un craquement. L'intensité de son pouvoir m'a fait chanceler et j'ai dû agripper la rampe du perron pour garder l'équilibre.
  La colline a tremblé et les arbres ont dansé. La brûlure de la magie nous encerclait et fourmillait sous ma peau.
  Et puis tout a cessé aussi soudainement que la grêle. Mes oreilles se sont débouchées d'un seul coup. Yasuo a saisi ta main et levé la tête vers le ciel en riant à gorge déployée. 
  Tu as fermé les yeux et frissonné si violemment que je pouvais le voir à distance. La terre était liée par votre magie, en sûreté à l'abri de... de je ne savais quoi : quelque chose de particulier, ou tout ? J'ai touché une branche proche de ma tête. Cette sensation de sécurité absolue m'a fait sourire.
  Je me suis rendu compte seulement à cet instant qu'un sort puissant avait été jeté sans qu'aucun de vous deux n'ai répandu de sang. Vous étiez liés par un lien bien plus intime que la magie, et, à vous deux, capable d'éclipser même le soleil.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant