Chapitre 54.

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Shōyō

Il était au salon, pelotonné dans la bergère à oreilles préférée de Hiro, et Yasuo nonchalamment étendu dans le corps de Tobio sur le tapis devant le feu. Le thé refroidissait dans la tasse que Shōyō tenait entre ses mains. Pendant que Yasuo parlait, le rouquin cherchait en lui des indices de la présence de Tobio, des signes lui indiquant qu'il était conscient de la sienne et que le noiraud le voyait toujours de ses propres yeux.
Mais il ne restait rien de tout cela, sauf sa conviction que Tobio avait survécu.
Il écoutait seulement d'une oreille Yasuo évoquer les décennies de sa propre existence, depuis sa naissance à Paris, près de quatre cents ans auparavant, jusqu'à sa rencontre d'un jeune homme nommé Hiro dans ce qui n'était pas encore l'État de New York. Il lui raconta ses périples dans l'Ouest pendant la guerre et au temps des premiers chemins de fer en compagnie de Hiro. Il parla à Shōyō de leur installation dans le pays, des enfants qu'ils avaient eus, et dans la voix de Tobio, le rouquin sentait la sincérité de son amour.
Yasuo lui raconta sa première et dernière rencontre avec sa mère, en le complimentant avec affectation sur sa ressemblance physique avec elle. Hinata ne lui accorda toute son attention que lorsque Yasuo lui donna sa version des événements à l'issue desquels il s'était retrouvé prisonnier des rosiers.

Granny le haïssait, affirma-t-il, parce que c'était à lui qu'allait tout l'amour de Hiro. Elle l'avait attaqué, puis vaincu sans difficulté, car il n'avait jamais soupçonné sa fureur, jamais cru un seul instant qu'elle pût être assez jalouse pour lui jeter un sort.
C'était pourtant ce qu'elle avait fait. Elle l'avait enfoui sous les rosiers, et si bien utilisé à son profit leurs tiges et leur magie qu'il ne pouvait même plus murmurer pour avertir Hiro.
Et puis elle était morte, et son pouvoir avait commencé à faiblir. Yasuo, qui avait entre-temps vécu dans une torpeur continuelle, à demi conscient seulement de l'endroit où il se trouvait et de son identité, se réveilla lentement. Il ne pouvait entrer en contact avec Hiro, qui était tout à son chagrin. Mais Shōyō, lui, était là.

- Toi, Shōyō, dit Yasuo avec un sourire aussi enjôleur qu'un ronronnement, tu étais là, tu m'écoutais, tu me cajolais à travers les racines des rosiers avec ton sourire, ton pouvoir et tes mains douces. Tu as arraché ma magie des roses pour qu'elle envahisse ce corps, pour préparer son propriétaire à mon arrivée.

Il posa la main sur le cœur de Tobio.

- Tu ne l'auras pas, déclara Shōyō, et il reposa son thé froid sur la table ronde devant le sofa. Ce corps ne t'est pas destiné, Yasuo. Je suis désolé pour toi de ce qu'Evie t'a fait, même si j'ignore si tout ce que tu m'as dit sur elle est vrai, je suis désolé que tu aies été victime de cette malédiction et que tu l'aies payé de ta vie, mais, poursuivit-il en se levant, tu n'auras pas Tobio. Tu dois le libérer. Et libérer Tadashi.

Yasuo écarta les mains.

- Ce corps m'appartient désormais, répondit-il. Il est hors de question que je le rende. Je l'ai transformé en un vaisseau de magie, et cela, dans l'essence même de son sang. Ceci...

Il se leva, passa les mains sur sa poitrine, puis ouvrit les bras.

- Ceci est Yasuo et non plus Tobio. Ce gamin n'avait pas assez de volonté pour retenir son corps si peu que ce fut.

Yasuo s'approcha de Shōyō avec une expression compatissante sur le visage de Tobio.

- Moi aussi, je suis désolé pour la perte qui est la tienne, mais c'est toi qui n'auras pas Tobio, dit-il.

Il se trompait : Hinata était prêt à se battre jusqu'à la mort pour libérer Tobio. Il en trouverait bien le moyen. Il baissa les yeux et fit trembler ses cils, feignant de refouler ses larmes et non sa fureur, comme c'était le cas. En cet instant, ce n'était pas le pouvoir de Hiro dont Shōyō avait besoin, ni de la patience de Granny Lyn ou du sens pratique de Kōshi, mais de sa mère.
Et de ses mensonges.
Il poussa un soupir tremblant, ce qui ne lui demanda guère d'effort, et serra ses côtes entre ses bras pour paraître plus vulnérable qu'il ne l'était. Sa mère avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir ce qu'elle voulait, et Shōyō aussi en était capable.

- Tu es fatigué, observa Yasuo.

Ce n'était que trop vrai ; le rouquin hocha la tête en fermant les yeux. Il ne pouvait rien tenter ce soir, pas alors qu'il se sentait aussi diminué, pas avant d'avoir mieux compris ce que Yasuo avait fait. Ces tatouages l'ancraient solidement dans le corps de Tobio, et tant qu'il pourrait puiser des forces dans Tadashi et dans la rune noire, Hinata ne serait pas en mesure de le vaincre.

- Yasuo, chuchota Shōyō, et il sentit qu'il était tout proche, penché sur lui.

- Oui ?

- Libère Tadashi. Ce n'est qu'un enfant qui a été maltraité toute sa vie.

Yasuo inspira. Hinata l'observa et vit la commissure de ses lèvres s'abaisser dans une expression de regret.

- Je ne peux pas. Pas dans l'immédiat, ajouta Yasuo alors que Shōyō allait protester. Plus tard, oui, et je te promets qu'il survivra, mais pour l'instant j'ai besoin de lui.

Il esquissa un sourire avec les lèvres de Tobio.

- Je ne suis pas stupide, Shōyō. Je connais le pouvoir de ta mère. Et je connais celui du Diacre. Si Tadashi cessait d'être mon animal familier, tu aurais une chance de me vaincre.

Shōyō serra les poings et le frappa à la poitrine, juste au-dessus du cœur de Tobio, où les entrelacs des tatouages étaient les plus complexes. Yasuo le saisit par les poignets et le rouquin ne résista pas. Il leva les yeux vers lui, vers ces yeux rouges et brillants qui étaient autrefois ceux de Tobio et que Shōyō trouvait si beaux.

- Ne m'oblige pas à te lier, mon petit Diacre, dit-il. Je ne veux pas que ce lieu devienne ta prison comme il l'a été pour moi. Ce lieu est un foyer - le nôtre.

- Un foyer, répéta Hinata.

Il se dégagea, recula et, au moment où Yasuo laissait retomber ses bras le long de ses hanches, le rouquin le frappa de toutes ses forces. Son contact lui brûla la main et il vit sa tête partir en arrière. Yasuo leva lentement la main, puis la posa sur la flamme rouge de sa joue.
Ils restèrent face à face, à un mètre l'un de l'autre. Hinata savait qu'il ne partirait pas, à cause de Tadashi et parce qu'il se considérait comme chez lui. Et Shōyō savait qu'il ne partirait pas non plus, parce qu'il était le Diacre. Et parce que tout ce qu'il aimait était ici.
Jusqu'à ce qu'il puisse l'arracher au corps de Tobio et disperser son âme aux quatre vents, ils resteraient tous deux prisonniers de ce lieu.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant