Chapitre 6.

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Tobio

  Il acheta des beignets sur le chemin du retour.
  Son idée avait été de se rendre au lac pour en finir avec ses cauchemars, puis de rentrer juste à temps pour aller à la messe avant que sa mère ne vienne le houspiller.  Peut-être même de faire une petite sieste avant le retour de Kaito.
  Résultat, Tobio rentrait couvert de boue et de sang avec quinze minutes de retard et, au lieu d'être débarrassé de ses cauchemars, il allait probablement rêver de garçons étranges et de monstres prêts à dévorer ses chiens.
  Complètement dément.
  Il appuya sur l'accélérateur tout en ouvrant l'œil au cas où des flics traîneraient dans le coin.
  Il espérait que grâce au retour de Kaito, son père serait d'assez bonne humeur pour se laisser amadouer par les beignets. Quant à sa mère, elle les aimait assez pour ne pas s'inquiéter de manquer la messe. Sa camionnette s'emplissait d'une odeur de sucre qui chassait celle de la boue. La station de radio qu'il écoutait passa à la pub. Tobio changea pour une autre diffusant de la musique classique qu'il mit à plein volume. Il avait pratiquement laissé derrière lui la prairie et la vallée où coulait le fleuve. Des maisons de construction récente surgissaient dans des impasses identiques des deux côtés de la route.

  Leur quartier avait la couleur d'un nid de guêpes et la même uniformité. On y trouvait en tout cinq modèles de maison dont les différences se limitaient à la peinture des murs et à la forme de la cour. Le tout bien propre. Aseptisé. Pas du tout le genre d'endroit où il aurait pu imaginer un monstre de boue - ou un gars franchement étrange qui poserait sa main sanglante sur sa poitrine en lui disant : « c'est sans importance. »
  De fait, plus il y pensait, moins cela lui paraissait important. Comme on dit, loin des yeux, loin du cœur.
  Tobio monta encore le volume d'un cran. Les habitants de leur pâté de maison avaient l'habitude de l'entendre rouler avec la musique à fond, sauf le dimanche matin. Il ne baissa le son qu'en arrivant dans leur allée. La porte d'entrée s'ouvrît dès qu'il coupa le moteur, comme si sa mère s'était embusquée devant la fenêtre.
  Elle l'attendait en haut du petit perron, dans un pantalon bien repassé et un chemisier mauve.
  Tobio ne sentait plus que l'odeur de boue et de sucre qui imprégnait son visage en sueur. Il aborda un large sourire en espérant l'avoir au charme, afin de ne pas être obligé de lui mentir.

- Salut, m'man ! lança-t-il en ouvrant la porte, et il fonça sur elle les bras grands ouverts, comme pour la saisir dans une vigoureuse étreinte de grizzly crotté. Ses yeux s'agrandirent et elle esquissa un geste de défense.

- Ah non ! Stop, Tobio Kageyama !

  Il se figea sur place, les mains levées, les doigts crispés en forme de griffes. Puis, lentement, il baissa les bras et le menton pour ne lui laisser voir du haut des marches que ses grands yeux bleus. Elle leva les siens au ciel.

- Oh, Tobio, qu'est-ce que tu as bien pu fabriquer ?

  Son regard tomba sur la camionnette.

- Je suis allé acheter des beignets, répondit-il. Ils sont encore tout chauds.

- Et tu as dû traverser une rivière à gué pour aller les chercher ?

- Oui, pour pénétrer sur les terres du Roi des Beignets, où Wal et Havoc ont vaillamment combattu le... euh, le maléfique seigneur de la Pyramide de Bouffe.

  Elle éclata de rire et Tobio se détendit. Il s'estimait gagnant quand elle avait ri cinq fois par jour. Aujourd'hui, il avait décidé que ce serait dix, une pour chaque mois écoulé depuis la disparition de Ryōta.

- Eh bien, messire Tobio, apprêtez-vous pour aller à la messe, déclara-t-elle.

- Oui, m'dame, dit-il en filant vers la camionnette pour en rapporter la boîte à beignets rose bonbon. Il alla aussi rincer les chiennes avec le tuyau d'arrosage.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant