Chapitre 20.

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La terre se réchauffait peu à peu. Je me montrais plus attentive qu'auparavant à ta magie et à celle de Yasuo. Je me suis rendu compte que vous vous en serviez constamment. Vous ne vous contentiez pas de respirer l'air matinal, vous touchiez les arbres, dont les branches s'inclinaient comme si elles désiraient partager ce moment avec vous. Yasuo les écoutait, les yeux fermés, à longueur de journée. Jusqu'ici, j'avais toujours cru en le voyant ainsi qu'il méditait ou qu'il riait sous cape, mais non, c'étaient les voix des arbres qu'il écoutait. Un jour, il m'a surprise à l'observer.

- Ils en savent plus sur les rêves que vous ou moi, a-t-il dit.

Par un tiède après-midi, alors que je regardais par la fenêtre de la cuisine la pelouse devant notre maison, d'un vert tendre que les pissenlits émaillaient de jaune, une tache rouge a attiré mon attention. J'ai reconnu Yasuo, étendu au milieu d'un carré de trèfle. J'ai lâché la pâte que j'étais en train de pétrir et je suis sortie en courant pour me laisser tomber à genoux à côté de lui.

- Yasuo ?

J'ai touché son épaule, puis son front. Son visage était aussi paisible que celui d'un trépassé, ou de quelqu'un qui a passé toute la journée dans sa chambre. Pourtant son inconscience n'était ni celle du sommeil, ni celle de la mort. Je me suis penchée sur lui et j'ai posé la joue contre la poitrine. Son cœur battait, quoique lentement, et il respirait une fois sur douze de mes respirations.
Saisie de frayeur, je me suis redressée et j'ai ramené les genoux contre ma poitrine. Le soleil me brûlait les épaules et la sueur perlait sous mon lourd chignon, mais je n'ai pas fait un geste. Je n'avais aucune idée de l'endroit où tu te trouvais en esprit, et j'étais partagée entre l'envie de partir à ta recherche et la répugnance à abandonner Yasuo.

- Yasuo ? ai-je chuchoté.

Les chênes couronnant la colline ont tremblé et leurs feuilles vert vif m'ont répondu par un murmure.
Au-dessus de nous, le ciel bleu était rempli d'épais nuages blancs qui pesaient sur la terre. Ce charmant après-midi prenait une allure menaçante, comme s'il me guettait, à l'affût de chacune de mes respirations.
J'ai touché le front de Yasuo. Il était frais. Son visage était détendu, juvénile et assez beau avec son sourire malin et méfiant.
Ses cils ont battu et il a tourné la tête, la joue nichée contre ma paume.

- Evie.

Sa main a saisi mon poignet.

- Vous pleurez ?

Je n'en avais pas eu conscience. J'ai levé la main pour arrêter les gouttes qui roulaient sur ma joue.

- J'ai eu peur, ai-je répondu. Vous sentez-vous bien ? Que s'est-il passé, Yasuo ?

Je me suis penchée sur lui et je l'ai soutenu pour l'aider à s'asseoir. Il a eu un petit rire.

- Je vais très bien, Evie ! J'étais seulement sorti de mon corps.

Soudain, tu as surgi de la forêt et tu es venu t'asseoir à côté de moi. Tu as posé la main sur mon dos et, entre vous deux, je me suis sentie à la fois en sécurité et au cœur d'un maëlstrom, dans un lieu où il n'y avait pas assez de place pour moi.
Vous avez décidé de m'apprendre à quitter mon corps pour m'élancer dans les nuages et voler comme un faucon, ou à poursuivre en esprit le daim qui avait coutume de paître dans nos prés à l'ouest.
Tu as doucement déboutonné le col de ma robe. Je retenais ma respiration, oppressée par la présence de Yasuo derrière nous et par la tienne. Tu prenais bien garde de ne pas toucher ma peau et je ne regardais que tes yeux, qui restaient baissés sur mon col. La courbe de tes cils pâles me fascinait. Oh, Hiro, comme je regrettais de ne pas être seule avec toi en cet instant, et que tu ne puisses lever les yeux pour me regarder ou te pencher pour m'embrasser dans le cou !

- N'oubliez pas de respirer, Evie, a fait Yasuo en réprimant un gloussement, et il a eu l'audace de poser la main sur la partie dénudée de mon épaule.

J'ai expiré tandis que tu repoussais le haut de ma robe en disant :

- Il n'y a aucune raison d'avoir peur.

Tu t'es entaillé le doigt et, avec ton sang, tu as tracé une spirale au-dessus de mon cœur.
C'était brûlant et excitant à la fois, comme une longe reliant mon esprit à mon corps, un chemin que l'on pouvait monter et descendre. J'y suis parvenue, j'ai réussi à lâcher prise pour m'élever et danser dans le ciel avec toi et Yasuo, tous trois métamorphosés en corbeaux folâtrant entre les nuages à basse altitude. Tu nous as fait passer d'un corps à un autre, puis, au bout d'un moment, guidés par Yasuo, nous sommes descendus dans les arbres. Vue d'en haut, la terre paraissait plus paisible et plus insolite, sans individualité propre, mais remplie de sensations plus vastes et parcourue de lignes de pouvoir entrelacées.
Je nous ai fait réintégrer nos corps doucement et sans encombre. Tu as ri à en perdre haleine pendant que Yasuo nous tenait par la main et que je restais étendue, prise de nausée. Tu as dit que cela disparaîtrait avec l'habitude, quand mon corps se serait adapté.

- Non, ai-je répondu, je ne crois pas que je recommencerai.

Yasuo s'est accoudé au sol et tu t'es assis en tailleur comme un enfant, les sourcils froncés et l'air triste.

- Pourquoi ? a demandé Yasuo.

J'ai levé les yeux vers le ciel bleu, et à cet instant l'ivresse du vol et la d'éreinté des arbres me sont revenues en mémoire.

- Parce que je peux ressentir tout cela ici, sur la terre.

J'ai frotté ma paume contre ta spirale de sang, maintenant sèche, qui s'écaillait sur ma peau, avant de poser ma main sur le sol. La magie s'est concentrée dans ma paume et diffusée dans la terre. L'herbe a frémi et pris une teinte dorée autour de moi, un souffle de vent a balayer mes cheveux et j'ai entendu la planète tourner, craquer, se fissurer et se transformer comme elle le fait chaque jour et à chaque instant.

- J'appartiens à mon corps, je suis née ainsi, ai-je repris. Je fais partie de la nature telle que je suis.

Je vous ai regardés tous les deux et Yasuo a esquissé son demi-sourire condescendant, puis lissé des deux mains ses cheveux en arrière. Tu m'observait sans plus froncer les sourcils, mais j'étais incapable de deviner tes pensées. Tu étais devenu un véritable mystère pour moi. Peut-être te remémorais-tu notre conversation précédente, quand je t'avais dit que pour moi la magie n'était qu'un instrument, et que tu m'avais répondu qu'en l'envisageant ainsi je me privais de sa beauté.
J'ai touché ton genou, et c'est à toi que je me suis adressée.

- Je n'ai pas besoin d'être un nuage dans le ciel pour voir toutes les couleurs d'un lever de soleil. Mes yeux, mon cœur, mon esprit savent goûter une foule de choses qui ne signifient rien pour un corbeau.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant