Chapitre 6.1.

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Tobio

  Pendant que Kaito et papa revenaient de l'aéroport, Tobio décida que le monstre de boue et le goût de sang qui l'accompagnait n'existaient que dans son imagination. Il ne voyait pas d'autre explication. Il était obsédé par ce monstre parce qu'un fantasme était une diversion bienvenue à ce qui l'attendait : sa famille réunie au complet pour un premier repas sans Ryōta.
  Maman, papa et Tobio y étaient habitués ; ils prenaient leur repas au bar de la cuisine pour que cette absence leur saute moins aux yeux. Mais avec le retour de Kaito, ils seraient obligés de dîner à la table de salle à manger, devant des sets de table, comme si tout allait bien.
  Ils avaient dressé le couvert avec les assiettes et les plats présidentiels - réservés au visites du Président, bien sûr - et l'argenterie. Maman avait préparé une salade et Tobio, un punch au citron et à l'ananas qu'il serait probablement le seul à boire, mais qui faisait joli dans la carafe en cristal.

  Les chiennes se mirent à aboyer dans l'arrière-cour et à griffer le portail en bois. Ils entendirent le claquement d'une portière de voiture. Maman alla se poster dans l'entrée et Tobio se mit juste derrière elle. Quand ils poussèrent la porte, il se demanda soudain ce qui arriverait si ce n'était pas Kaito qui entrait, mais Ryōta.
  Mais c'était Kaito, qu'il n'avait pas vu pendant l'année la plus longue de son existence.
  Son frère se précipita vers maman et la souleva afin qu'elle puisse le serrer bien fort dans ses bras. Il avait les yeux clos et pressait si fort le dos et les épaules de maman que ses doigts étaient livides.
  Elle l'embrassa, lissa ses cheveux, puis essuya ses propres larmes et lui adressa un sourire si radieux que Tobio en voyait comme le reflet sur le visage de Kaito.
  Le noiraud resta en retrait. Il avait l'impression d'être un gosse. Il essaya de chasser le souvenir de Kaito en uniforme à l'enterrement, l'été dernier. Mieux valait se concentrer sur son grand frère en jean et en chemise, un sac de marin passé à l'épaule, en train de le regarder.

- Salut, Tobio, dit-il.

  Son teint était différent. Plus sombre, peut-être. Il portait les cheveux coupés ras, comme toujours, ce qui donnait à Tobio immanquablement envie de laisser pousser encore plus les siens. Il était à la fois plus maigre et plus musclé. C'était à la fois son frère et un inconnu. Tobio mit une seconde de trop à réagir. Sa main tendu vers lui le resta un peu trop longtemps.
  Papa entra à son tour.

- Tu as faim ? demanda-t-il. Le dîner est prêt ?

- Ça sent rudement bon, maman, fit Kaito avec un grand sourire.

- C'est Tobio qui a préparé la sauce.

  Elle lui pressa l'épaule et le concerné hocha précipitamment la tête. Ils passèrent dans la salle à manger pour dissiper leur malaise. Tobio alla chercher la sauce à la cuisine. Papa récita une prière. Maman le remercia pour ce délicieux repas. Tobio réussi à dire : « Je suis content que tu sois rentré, Kaito. » C'était sincère. Kaito et lui étaient assis face à face, et si il réussissait à ignorer la place vide à côté de la sienne, tout serait presque normal. Il pouvait toujours lancer des petits pois à Kaito et lui, pouvait lui allonger un coup de pied sous la table si ça lui chantait.
  Papa lui demanda comment son voyage s'était passé et il répondit : « Sans problème. » Tobio était presque sûr qu'ils avaient déjà eu cette conversation en voiture et que c'était une répétition à leur intention.
  Pendant le repas, Kaito raconta une longue histoire qui était arrivée à un sous-officier de son bataillon. Quelques années auparavant, celui-ci avait graissé la patte à ses camarades pour récupérer leurs douilles vides après les séances de tir afin d'en faire une sculpture pour sa mère. Bien entendu, il s'était fait pincer et on lui avait supprimé ses permissions, entre autres sanctions. Kaito omit de préciser ce qu'étaient ces autres sanctions, car il savait que maman n'avait nulle envie de tout savoir en détail.
  Cette histoire fit rire Tobio, ce qui lui valut un froncement de sourcils de Kaito.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant