Chapitre 30.

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Le lendemain, agenouillée à côté des plants de sauge, j'arrachais des mauvaises herbes pendant que le jour se levait derrière d'épais nuages quand j'ai entendu la porte s'ouvrir, puis le bruit de tes pas sur le perron. J'ai poursuivi mon travail sans même m'interrompre quand tu es passé derrière moi. Tu t'es arrêté, puis retourné pour m'observer.

- Evelyn ? as-tu dit au bout d'un moment.

Tu m'avais appelée par mon prénom. J'ai levé la tête et posé un chardon acéré sur le tas de ceux que j'avais déjà arrachés.
Tu t'es approché de moi dans le petit matin blême et tu t'es arrêté, les sourcils légèrement froncés. Je me suis levée.

- Hiro ? Qu'est-ce qui ne va pas ?

- Evelyn, as-tu répété.

Tu t'es encore rapproché, tu as incliné la tête pour m'observer comme si tu voulais voir jusqu'au fond de mon cœur et j'ai instinctivement croisé les mains sous mes côtes. Tu t'es alors penché si près de moi qu'il ne restait plus de place pour la lumière entre nous.

- À quoi pensiez-vous quand vous m'avez embrassé hier soir ? as-tu chuchoté.

Je me suis rejetée en arrière, les mains plaquées sur la bouche. Tu as tendu la main vers moi, stupéfait, mais je me suis dégagée.

- Quoi ? Quand j'ai fait quoi ?

J'ai rassemblé à la hâte mes souvenirs de la veille, mais je n'ai rien trouvé... rien. Affolée à l'idée que l'un de nous deux devenait fou, j'ai reculé vers le perron tandis que ton visage se vidait de toute expression. Les doigts frémissants, tu as lentement relevé la tête, et soudain ton regard s'est arrêté sur la maison derrière moi.
Avant que j'aie eu le temps d'ajouter quoi que ce soit (même si je n'ai toujours pas la moindre idée de ce que j'aurais pu dire), tu es passé en trombe à côté de moi et entré dans la maison avec une rapidité et une violence que je ne t'avais encore jamais vues.
Un instant plus tard, j'ai entendu un craquement, puis un cri aigüe de Mayumi. Rivée au sol, je t'ai vu ressortir en la traînant dans son mince peignoir jusque sur le perron. Tu l'as jetée sur l'herbe. Ses cris rappelaient ceux d'un chat en colère et ses cheveux flottaient autour d'elle. Elle a bondi, puis elle est retombée sur les genoux. Tu lui as montré sa voiture.

- Va-t'en. Va-t'en avant que je n'extirpe la magie de tous tes os.

Ta voix frémissait de rage. J'ai reculé, impressionnée et terrifiée, mais secrètement ravie, car je comprenais que tu prenais parti pour moi en la mettant à la porte pour un méfait dont elle s'était rendue coupable envers moi.

- Oh, je t'en prie, ce n'était pourtant pas grand-chose ! s'est-elle écriée.

- C'était tout, au contraire ! as-tu riposté, et j'ai vu que tes mains tremblaient.

Mayumi s'est levée comme une reine malgré son peignoir taché d'herbe et sa quasi-nudité, et elle m'a regardée.

- Un jour, tu me remercieras, a-t-elle lancé, puis elle s'est détournée et dirigée vers sa petite voiture gris métallisé.

- Dix ans, Mayumi, as-tu dit. Ne reviens pas avant dix ans.

Elle a sursauté, pivoté sur elle-même et commencé à protester, mais à ta vue elle s'est tue, puis elle a haussé les épaules.

- Je pensais justement aller voir notre famille à la Nouvelle-Orléans, a-t-elle déclaré comme si c'était une évidence.

Ni toi ni moi n'avons fait un geste tandis qu'elle montait en voiture, repoussait ses cheveux de son visage, puis démarrait.
Nous sommes restés immobiles longtemps après que le bruit du moteur se fut éteint. Comme j'avais peur de te regarder, je fixais le tas de chardons arrachés.
Quand tu t'es enfin approché de moi, tes épaules étaient voûtées par la tristesse. Je me suis armée de courage. J'espérais être capable d'extirper ce qui était arrivé comme j'avais arraché les mauvaises herbes de mon jardin.

- Que s'est-il passé, Hiro ? Que s'est-il passé hier soir ? ai-je demandé.

Tu as serré les lèvres et tu t'es arrêté à un mètre de moi environ. Tu étais vêtu de pied en cap, dans ton uniforme de tous les jours, pantalon et chemise aux manches retroussées, alors que la journée s'annonçait très chaude. J'aurais aimé écarter les cheveux que la colère avait collés sur ton visage.

- Vous êtes descendue tard dans la soirée, enveloppée dans un châle et nu-pieds, as-tu répondu d'une traite en regardant la bouche au lieu de mes yeux. Vous vous êtes agenouillée devant moi. J'étais seul au salon et je contemplais le feu. Vous avez pris ma main, touché ma joue et vous avez dit : « J'ai réfléchi, Hiro... » Et... et vous m'avez embrassé.

J'ai pris une profonde inspiration.

- C'est tout, as-tu conclu. Et puis vous avez souri et vous êtes remontée.

Tes mains se sont croisées sur ta poitrine dans un geste de défense.

- J'aurais dû me douter que ce n'était pas vous, Miss Sonnenschein.

- Pourquoi ? ai-je riposté, soudain furieuse. Parce que vous ne pourriez jamais m'imaginer ainsi ? Parce que vous ne m'embrasseriez pour rien au monde ? Parce que je suis quelqu'un qui ne vaut pas la peine qu'on l'embrasse ?

Les larmes me brûlaient les yeux comme la magie me brûle le sang. J'aurais aimé avoir une crise de rage comme un enfant, me jeter sur toi et marteler ta poitrine de mes poings pour t'enfoncer ma colère et mon désir dans le cœur.
Ta bouche s'est abaissée et tu as tendu les mains vers moi.

- Non, non... parce que... c'est facile de savoir si quelqu'un est possédé !

- En quoi est-ce facile ? ai-je demandé sans me radoucir.

- Ce sont les yeux qui ne vont pas, ils ne sont pas... réels, ils n'ont ni reflet, ni expression.

J'ai levé les mains au ciel.

- Vous n'avez donc pas remarqué que mes yeux manquaient d'expression. Voilà qui est merveilleux !

Tu es resté silencieux, les lèvres serrées. Tu as tendu le bras, touché ma main, puis retiré précipitamment la tienne.

- Je ne l'ai pas remarqué parce que je...

Le silence s'est prolongé entre nous. Les battements de mon cœur résonnaient comme des détonations de feu d'artifice dans mes oreilles.
Tu as enfin répondu, les yeux sur mes lèvres.

- ... parce que j'avais bien trop envie que ce soit vous.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant