Chapitre 24.

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  Trois jours ont passé.
  Trois jours ont passé avant ton retour main dans la main avec Mayumi.
Je vous ai vus de la fenêtre de ma chambre alors que je tressais mes cheveux pour la nuit. Sa robe blanche était toute froissée comme si elle avait passé des heures à faire Dieu savait quoi, mais le tissu était toujours aussi lumineux sous le clair de lune. Ses cheveux flottaient librement et en désordre autour de son visage.
  Tes doigts étaient enlacés aux siens, négligemment et intimement. Le cœur brisé, j'ai tiré le rideau comme si je pouvais feindre qu'il ne s'était rien passé.
  Le lendemain matin, quand je suis entrée dans la cuisine en nouant mon tablier, elle était là, paresseusement assise devant une tasse de café odorant, une cigarette à la main.

- B'jour, Evelyn, a-t-elle dit.

  Et, ce qui était un comble, elle m'a proposé une bouffée de sa cigarette. J'ai froncé les sourcils et secoué la tête. Je voulais faire frire du bacon et peut-être cuire au four tes biscuits préférés. Même après ce que j'avais vu la veille, j'avais encore envie de t'en préparer.

- Un peu de café, peut-être ? a demandé Mayumi sur un ton trainant, et j'ai acquiescé en pendant qu'il valait mieux me faire à sa présence.

  Elle s'est levée pour m'en verser une tasse. Je n'avais aucune idée du moment où elle avait monté ses bagages, mais elle portait ce matin une nouvelle robe, à carreaux gris et roses, ornée de ruchés aux hanches et aux genoux, avec un corsage qui dégageait ses épaules et son dos. Ses lèvres étaient peinte d'un rouge splendide. Vue de près, elle paraissait à peine dix-huit ans, et je me suis demandé si elle aussi avait vécu plusieurs siècles.

- Comment se passe votre séjour ? ai-je demandé en me concentrant sur le bacon que je coupais en tranche.

- À merveille ! s'est-elle écriée, puis elle m'a tendu ma tasse de café et, soudain, m'a saisi le poignet.

- Ne démarrons pas du mauvais pied, a-t-elle poursuivi. Venez donc vous asseoir à côté de moi. Le Diacre est encore au lit. Vous n'avez pas besoin de trimer comme une esclave pour lui avant un moment.

  J'ai fait la moue et failli lui répondre que je préparais le petit déjeuner également pour moi-même, mais je me suis ravisée et assise à côté d'elle, bien droite, devant mon café dont j'ai humé l'arôme pendant qu'elle m'interrogeait sur moi. Il y avait presque un an qu'elle n'était pas revenue ici, m'a-t-elle confié en jetant autour d'elle des regards contrits, et visiblement, il y avait du changement ! Comme je n'avais aucune raison de croire que tu avais déjà révélé tous mes secrets, si proche que vous fussiez l'un de l'autre, je lui racontai tranquillement l'histoire de ma famille, mon arrivée ici, ma vie dans ce pays et mon travail dans ce jardin. Accoudée à la table, penchée en avant, elle m'a posé des questions pénétrantes sur ma magie, sur Yasuo et sur toi. J'ai gardé mon sang-froid et feint de mon mieux le détachement, mais, notre tasse de café bue, elle s'est rejetée en arrière avec un sourire triomphant et elle a déclaré :

- Tu es amoureuse de lui.

  J'ai serré ma tasse entre mes mains, puis je suis allée me resservir afin d'avoir un prétexte pour lui tourner le dos. Mon corps était brûlant. Je pensais à ta joie quand tu l'avais revue, elle. Pourtant, je me sentais incapable de nier mes sentiments. Je m'y refusais car j'aurais eu l'impression de me renier, même si tu devais toujours les ignorer.
  Elle se tenait juste derrière moi. Perchée sur ses talons hauts, elle se penchait par-dessus mon épaule, me dominant de toute sa stature et de son élégance jusque dans le havre tiède de ma petite cuisine. Je sentais son haleine sur ma nuque, et j'ai soudain frissonné, avec la sensation d'un danger.

- Tu devrais le lui dire, mon chou, a-t-elle murmuré.

  J'ai secoué la tête.

- Si tu ne le fais pas, tu n'obtiendras jamais ce que tu veux, a-t-elle repris.

- C'est un foyer que je veux, Miss Mako. Je veux continuer à vivre tranquille et en sécurité ici. Je n'ai pas envie de tout gâcher.

  Mayumi a éclaté de rire.

- Les hommes sont de parfaits imbécile, surtout les hommes comme Hiro, dit-elle.

  Je me suis retournée, le menton levé, pour la foudroyer du regard.

- Hiro n'est pas un imbécile, ai-je riposté.

  Son sourire s'est transformé en un rictus.

- Il l'est s'il ne veut pas de ce que tu lui offres. Crois-moi, je sais ce c'est que d'aimer et de désirer un homme. Notre magie rend tout cela à la fois meilleur et pire, parce que les hommes comme Hiro croient tout savoir et tout ressentir. Ils croient que la magie les rend semblables à nous, mais en réalité ils restent des hommes : ils pensent d'abord à eux-mêmes. Si tu le veux, il faut le prendre.

  Je me suis adossée au plan de travail, effrayée par la malveillance que je décelais dans ses paroles et par l'intensité de son expression. Je secouai machinalement la tête pour la contredire.

- Je croyais, ai-je dit, que vous et lui...

  Elle en est restée bouche bée, puis elle a hurlé de rire, si fort que j'étais sûre qu'elle t'avait réveillé.

- Oh non, a-t-elle répondu avec une joie malicieuse, même si je dois avouer que cette idée m'a quelquefois traversé l'esprit.

  Je ne savais plus que penser. Je la croyais, mais je me souvenais aussi de l'expression de ton visage. Elle t'apportait quelque chose qu'elle était seule à pouvoir t'offrir, et que je ne pouvais définir. Tout comme Yasuo, elle comblait une partie de toi-même. J'ai de nouveau senti le poids de tes années, de tes amitiés et de tes amours, de tout ce à quoi je pourrais jamais me mesurer.
  Le grincement du plafond nous a appris que tu étais levé.

- Retourne à ton bacon, mon chou, a repris Mayumi, et réfléchis bien à cette idée : il faut te déclarer.

  J'ai de nouveau secoué la tête, car je savais que je n'en serais jamais capable, et j'ai senti dans mon dos le picotement de son regard jusqu'au moment où tu nous as rejointes.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant