Chapitre 32.

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  Le jour où tu as mis Mayumi à la porte, je me suis sauvée et j'ai passé la journée dans la prairie à l'ouest, seule avec les fleurs et le soleil. Yasuo ne rentrait toujours pas, et je t'ai évité pendant près d'une semaine. Je ne pouvais plus te voir sans penser à tout ce que Mayumi avait dit et fait, horrifiée à l'idée que mes mains avaient été sous son contrôle, ma voix, mes lèvres. Et si tu en avais fait plus que ce que tu m'avais raconté ? Et si tu me l'avais dissimulé ?
  Je me baignais tous les jours dans le ruisseau de Child Creek, faisant sans cesse ruisseler l'eau fraîche sur ma tête, la buvant, accueillant dans tout mon corps son déferlement qui me purifiait de l'influence de Mayumi.
  C'est là que tu m'as trouvé le cinquième jour, à peine vêtue, trempée jusqu'aux os et transie malgré le soleil brûlant qui faisait étinceler l'eau.
  Je m'étais assise, le visage ruisselant, mes cheveux dénoués collés à mon dos, dans ma mince combinaison alourdie par l'eau. J'aurais aussi bien pu être nue. Et toi, soudain, tu étais là, appuyé de l'épaule à un érable.
  J'ai sursauté si fort que j'ai suffoqué et ramené mes genoux contre ma poitrine, si bien que je me suis retrouvée accroupie comme un canard dans le ruisseau. Ma robe était suspendue à une branche d'érable sous lequel tu te tenais et mes chaussures rangées à côté d'une pierre. J'avais projeté de prendre un bain de soleil dans le champ, mais à présent, j'étais coincée ici.

- Hiro ! ai-je crié. Allez-vous-en !

- Le moment est venu, as-tu déclaré calmement en scrutant mon visage et en prenant garde à ne pas laisser tes yeux s'égarer.

- Venu pour quoi ? ai-je demandé d'une voix suraiguë.

- Venu pour moi de vous montrer ce qu'il y a de plus beau à mes yeux.

- Maintenant ? ai-je fait, haletante.

  Tu as acquiescé et tu t'es écarté de l'arbre.

- Venez vite, sinon ce sera trop tard, as-tu ajouté.

  J'ai attendu que tu m'aies tourné le dos pour me précipiter vers ma vieille robe bleue, que j'ai passée à la hâte par-dessus ma combinaison trempée et mes cheveux en broussaille. J'ai laissé mes chaussures sur place et je t'ai suivi à quelques pas de distance sans même penser à te toucher, sans rien faire d'autre que regarder où tu posais le pied tandis que tu m'entraînais au sud vers le vieux silo à grain.
  Tu m'as menée jusqu'à un berceau de bouleaux à l'écorce grise et blanche et au feuillage argenté. Sous leurs branches, le monde extérieur s'évanouissait et l'air semblait plus obscur et plus lourd. Je me suis demandé si j'avais par hasard traversé un cercle de sel. Tu t'es accroupi au pied des deux arbres jumeaux. Sur leurs racines gisait un coyote assez vieux pour arborer des poils blancs sur le museau. Tu t'es lové autour de lui et tu as caressé sa fourrure blanche et rousse. Il tressaillait à chacune de ses lentes expirations. Je restais en retrait et le contemplais avec tristesse. Où était la beauté  ? Cet animal se mourait.

- Je peux ? demandai-je en observant les yeux dorés du coyote.

- Demandez plutôt à ce vieux monsieur, as-tu répondu.

  Je me suis accroupie, j'ai posé les doigts sur son museau et il a ouvert la mâchoire dans un craquement. Il avait perdu la plupart de ses dents ; sa langue se déployait entre des canines jaunies et ses narines frémissaient tandis qu'il me flairait. Il a pousse un profond soupir et j'ai passé la paume de ma main sous sa mâchoire pour lui gratter doucement le menton.
  Tu t'es incisé un doigt avec le canif que tu as toujours en poche et tu as dessiné un triangle sur son front. Tu as chuchoté quelque chose à son énorme oreille et j'ai, moi aussi, senti la magie se draper autour de moi. Ce que le coyote ressentait, nous le ressentions également. Ses os étaient douloureux, et inspirer exigeait de lui un effort considérable.

- Oh, Hiro, ai-je murmuré et, lorsque j'ai levé les yeux, j'ai vu le chagrin qui nimbait les tiens.

- Reculez, as-tu ordonné.

  Tu t'es redressé sur les genoux et tu as posé les mains sur les côtes du coyote.
  Allez l'univers a frémi et la gueule du coyote s'est ouverte, béante. Un spasme a parcouru sa fourrure et ses pattes se sont raidies. Un vent violent s'est élevé au-dessus du sol, éparpillant feuilles et lamelles d'écorce, et ce vent lui a arraché sa fourrure et l'a projetée en l'air par touffes comme des graines de pissenlit. La peau du coyote s'est affaissée et collée à ses os - le crâne, les côtes et les omoplates saillantes. Ses jeux se sont liquéfiés, ainsi que sa langue. Ses os se sont effrités avec un bruit de grêle minuscule sur des feuilles tendres. Dans l'une des orbites, une mince tige verte a poussé comme un doigt pointé, puis s'est épanouie en une minuscule violette de forme parfaite.
  Tu as ri. C'était un son léger et joyeux. Tu as prononcé mon nom, Evelyn, et soudain tout mon corps s'est engourdi. Mon cœur s'était fondu dans la terre comme l'âme du coyote. J'étais bouleversée et des larmes me brouillaient la vue.
  Tu t'es levé et tu m'as saisi la main.

- Avez-vous vu ?

- Je n'avais encore jamais rien vu de semblable.

  Ta peau était brûlante. J'ai posé les mains sur ton visage.

- C'est la plus belle chose et celle que je préfère, as-tu déclaré. Ce n'est ni le lever du soleil ni de voler avec le vent, non, mais seulement ceci : la mort et la vie, et l'instant précis où elles ne font plus qu'un.

  Tout était si calme sous ce berceau d'arbre, avec ton visage entre mes mains. Ta voix était grave et l'énergie de la mort résonnait encore autour de nous, mais en sourdine. Tout doucement.
  Et à cet instant-là, je t'ai compris. L'amour paraissait un mot bien faible pour exprimer ce que je ressentais et ce que je concevais.
  Ce jour là, je t'ai compris, Hiro, et pour toujours.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant