Chapitre 2.

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Shōyō

Les dernières paroles que le Diacre lui avait adressés avant que son corps ne se transforme en mille fleurs pourpres avaient été : « Détruis ces roses. »
Debout devant elles, à l'aube, tandis que le soleil se levant derrière lui transformait leurs pétales en feu, Shōyō brandit son couteau.
Il y avait maintenant cinq semaines qu'il essayait de les détruire. Il s'était attaqué à leurs racines avec une bêche, puis avec une lourde pelle. Elles s'étaient débattues avec frénésie, entaillant sa chair et arrosant le sol de gouttes de son sang.
Il y avait mis le feu d'un geste du poignet, mais leurs tiges tordues refusaient de brûler. Ses flammes bleu et orange dansaient sur leurs feuilles et leurs épines tandis que le vent bruissait autour d'elles et chassait le feu vers la foret. Shōyō avait dû l'éteindre de crainte que toute la colline ne s'embrase.
Alors il s'était allongé à côté d'elles sous la pleine lune et avait écouté leurs chuchotements. Toute la nuit, les étoiles avaient viré au-dessus de sa tête et il avait senti la terre craquer et tourner sous lui.
Shōyō.
Shōyō, avaient chuchoté les roses. Délivre-nous.
Il avait roulé sur lui-même et pressé sa joue contre la terre. Et, au bout d'un moment, il avait saisi l'une des tiges et l'avait serré entre ses doigts jusqu'à ce que ses épines s'y enfoncent. La douleur et la magie s'étaient répandues dans sa paume jusque dans leurs racines et la voix d'Hiro avait résonné dans sa mémoire :
  Tout le sang t'appartient désormais, Shōyō, toute la beauté du monde.
Il s'était relevé précipitamment et avait reculé vers l'extrémité du jardin, jusqu'à ce que ses talons heurtent la caisse en bois où poussaient de jeunes tomates.

Le lendemain, il avait demandé à Kōshi ce qu'il savait sur ces roses, mais il n'avait fait que de parler de taille, maladies cryptogamiques et engrais. Shōyō avait téléphoné à Faith, qui habitait en ville. Elle lui avait expliqué qu'elle avait préféré quitter la terre du sang avec sa famille, parce que Hannah se réveillait la nuit en pleurant et racontait que ces roses lui donnaient des cauchemars. Quant à Granny Lyn, à laquelle ce jardin avait appartenu jusqu'à sa mort, à l'automne dernier, elle n'avait jamais permis à aucun d'entre eux d'y travailler en son absence.
Un secret était donc resté enfoui toute sa vie sous la fenêtre de sa chambre.
Shōyō savait qu'il aurait dû créer un sort pour brûler cette malédiction, transformer les roses en cendres pour les disperser dans le vent au-dessus de la rivière. C'était ce que Hiro lui avait ordonné de faire, mais ce ne fut pas ce qu'il décida.

Maintenant, à l'aube, son couteau brandi au-dessus de l'étoile à sept pointes qui protégeait son poignet, il se tenait face au jardin. À côté de lui gisait une poupée aussi grande qu'un homme, composée de boue et d'os, par l'intermédiaire de laquelle Shōyō pourrait poser des questions aux roses.
Il se retourna en entendant un grattement contre l'appui de la fenêtre derrière lui ; un grand corbeau y était perché.

- Bonjour, chuchota Shōyō. Kōshi dort encore ?

Il fit bouffer ses plumes en haussant les épaules, ce qui signifiait que oui.

- Où sont tes frères ?

Il rejeta la tête en arrière et croassa. Onze autres corbeaux surgirent de la forêt qui bordait la cour. Leurs ailes battaient au même rythme tandis qu'ils tournoyaient très bas au-dessus de Shōyō, le baignant dans l'air moite du printemps. Il sentait ses cheveux se lover contre sa nuque dans l'humidité qu'ils dégageaient.
Ils vinrent se poser autour de lui en demi-cercle, à distance respectueuse des roses, leurs têtes toutes inclinées au même angle. L'un d'eux s'approcha en sautillant pour venir tapoter du bec le bocal que Shōyō avait posé sur l'herbe.
Ce bocal contenait le cœur et le foie d'un daim, qui devaient insuffler la vie à sa poupée.
Neuf jours plus tôt, il avait fabriqué un piège délimité par des runes sur un passage de daims et, la veille, il avait enfin trouvé un jeune daim dans le piège. Il était prisonnier du réseau de fils magiques tissé entre les branches d'arbres et ses sabots délicats martelaient le sol. Shōyō était appuyé à un chêne, l'épaule pressée si fort contre l'écorce qu'elle le meurtrissait à travers sa chemise. Les cornes du daim étaient toutes neuves, minuscules excroissances d'os velouté. Il le fixait de ses yeux noirs, renâclait et ruait comme pour défier le jeune homme avec le souvenir de sa ramure de l'année passée.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant