Chapitre 12.

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J'étais rarement seule avec toi. Le jour, nous avions trop à faire, et le soir, Yasuo était là.
Sa présence ne me gênait pas. Je le trouvais divertissant, utile et gentil. J'étais certaine qu'il m'aurait protégée du moindre mal. C'était généralement lui qui venait me voir. Il me demandait comment je me faisais à ma nouvelle vie dans la Prairie.

- Bien, répondais-je invariablement. J'adore ça : c'est toujours haut en couleur.

C'était vrai, et son rire était approbateur, mais ce que je préférais, c'étaient les moments où tu te décidais à sourire. Avant d'apparaître sur tes lèvres, ton sourire pétillait dans tes yeux, dont les coins se plissaient, et, lentement, la gaieté gagnait tes joues, puis le bout de ton nez, pour atteindre tes lèvres. Quand tu rentrais fatigué après une longue journée de travail à l'écurie, ou couvert de boue et de poussière, je faisais chauffer de l'eau pour ton bain et préparais du thé, que Yasuo buvait souvent avant que tu aies fini ta toilette. Tous les soins dont je t'entourais, il les croyait destinés à lui-même. Mais comment aurai-je pu le deviner alors ? Je ne voyais que toi.
Un soir que je préparais un rôti avec du bœuf acheté à un fermier, j'allumai la radio pour écouter en sourdine un air de jazz exquis. Tu faisais ta toilette à l'étage ; je n'avais pas revu Yasuo depuis le début de l'après-midi, quand il avait annoncé qu'il descendait en ville parce qu'il allait sûrement neiger cette nuit.

La cuisine fleurait le clou de girofle et l'oignon. J'avais bien chaud et je me sentais heureuse, seule dans un carré de lumière tandis qu'au-dehors la nuit et les dangers nous guettaient. J'ai monté le volume en entendant le début de l'un de mes aires préférés : Our Love is Here to Say.
Je me suis mise à danser seule autour de la cuisine, les yeux fermés, une main à la taille, l'autre posée sur l'épaule d'un partenaire invisible. Je fredonnais la mélodie, m'emplissant la tête de ses douces vibrations, chantant les mots que je connaissais par cœur.
Soudain, j'ai senti une chaleur dans mon dos et une main a glissé le long de mon estomac pour venir se poser sur la mienne. Tu dansais avec moi, derrière moi, doux et agile. Ton haleine contre ma tempe sentait la laine et le savon à la lavande. Ma voix a chancelé et je suis devenue incapable ne fut-ce que de fredonner. Je ne pouvais plus qu'esquisser des pas sur le rythme que ton corps m'imprimait, hanche contre hanche, ta poitrine contre mon dos, ta main en l'air sur la mienne, m'effleurant, m'attirant et me repoussant.
Soudain, les applaudissements de Yasuo posté dans l'encadrement de la porte nous ont arrachés à la musique - c'était un autre air, le premier s'était terminé sans que je m'en sois aperçue.

- Bravo, mes chéris !

Il a esquissé nonchalamment de nouveaux applaudissements. Il venait de rentrer, ramenant le froid du dehors. Il a laissé choir son sac sur le sol de la cuisine.

- Ne vous arrêtez surtout pas pour moi, a-t-il ajouté.

Il est allé se laver les mains à l'évier ; nous restions plantés comme des statues à côté de la table, ta main sur mon estomac, mes doigts serrant les tiens.
Il s'est mis à chanter en nous regardant par-dessus son épaule d'un air taquin, les sourcils levés, comme pour nous encourager. Il avait presque une attitude de défi, et, pendant un instant, je me suis demandé s'il était jaloux.
Tu t'es écarté de moi et j'ai lissé ma robe.

- Le rôti est bientôt prêt, ai-je murmuré en me dirigeant vers le four.

J'avais très chaud devant le feu, mais j'étais heureuse d'avoir cet alibi pour la rougeur de mes joues.
Tu as demandé à Yasuo si son trajet jusqu'à la ville s'était bien passé et s'il avait trouvé la pièce qu'il fallait pour la pompe. Il t'a répondu lentement, avec hésitation. Et tandis que je vous observais du coin de l'œil en dressant la table, j'avais l'impression que vous parliez un autre langage sous ces banalités. Vous aviez une conversation toute différente, dont j'étais exclue et qui m'a semblé durer éternellement.
Tout le monde te donnait dix-neuf ou vingt ans, et peut-être vingt-cinq à Yasuo. Mais tes regards scrutateurs, ses allusions, votre ton et sa manière de toucher ton épaule révélait une maturité bien plus grande, le poids non seulement des ans, mais de l'expérience, et la profondeur des émotions.
L'idée que vous étiez amants m'a traversée et je l'ai repoussée, non en faisant appel à ma raison, mais par pur égoïsme et par frayeur. Il y avait sûrement une autre explication, me répétais-je, et j'ai fouillé dans ma mémoire à la recherche d'histoires que ma grand-mère me racontait sur les hommes de notre sang, qui, comme les anges, faisaient usage de la magie afin de ne jamais vieillir.
Je m'accrochais à cette idée, à l'espoir que tu n'étais pas l'amant de Yasuo, mais que tu le connaissais simplement depuis toujours. Et je me disais que je m'étais attendue à un Hiro Hinata âgé parce que tu étais vieux, sans le paraître pour autant.
C'était plus facile à accepter pour moi.
Oh, Hiro, j'étais si jeune ! C'est ce qui explique que j'aie vu juste tout en me trompant complètement...

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant