Chapitre 62.

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Shōyō

  Le jour était venu où devait se tenir sa soirée.
  À cheval sur une branche du grand sycomore qui s'élevait au nord de la Maison rose, Shōyō nouait des rubans violets et des plumes de corbeau au milieu de ses feuilles.
  Assise au-dessous de lui, Silla parait chaque plumes de clochettes argentées et de perles minuscules du même bleu que les yeux de Kazuki. Elle venait d'en achever une. Elle leva les yeux, la main en visière pour les protéger du soleil. Les bagues qu'elle portait à tous les doigts étincelaient.

- Prêt ? demanda-t-elle.

- Comme toujours.

  Avec un baiser léger, elle envoya à Shōyō sa plume, qui monta vers lui avec sa traîne de rubans et de clochettes tintinnabulantes. Hinata la saisit doucement et s'étira pour l'attacher au-dessus de lui.
  Plus de trois cents talismans confectionnés avec les plumes qu'ils avaient recueillis après la purification encerclaient la maison et la cour. Partout où ses yeux se posaient, les ailes de Kazuki frémissaient dans le vent.
  Des rires fusèrent de la cour, où, sous la surveillance de Faith, Tadashi et Jun disposaient des chaises autour des longues tables de pique-nique devant la maison. Avec l'aide d'Eli, Kōshi cuisait de la viande sur le grill. Hannah et Haru faisaient des dessins à la craie sur la porte du garage. Ils avaient tracé un immense arbre rose et rouge chargé de figures stylisées et de silhouettes qui avaient l'allure de chiens.
  Presque tous leurs parents, y compris les plus éloignés, étaient venus au cours des deux semaines précédentes. Certains étaient restés quelques jours pour les aider à lier de nouveau les sorts dont Shōyō ne pouvait venir à bout ou à renforcer la magie des arbres. D'autres n'étaient restés que quelques heures afin de rendre hommage à la mémoire de Hiro et, parfois, de se recueillir devant le saule de Granny Lyn.
  Toutefois, la plupart étaient venus pour Shōyō.
  Pour le nouveau Diacre.
  Ils ignoraient que sa magie n'était plus ce qu'elle avait été. Hinata ignorait lui-même si il redeviendrait un jour ce qu'il était autrefois. Silla avait retourné le bras du rouquin pour examiner sa peau lisse et vierge du dessous, à l'ancien emplacement des tatouages, et laissé entendre que sa magie ne s'était pas entièrement volatilisée. Peut-être se reconstituerait-elle comme le sang, qui se renouvelait en permanence.

  Au lendemain du jour où Shōyō avait consumé sa magie et libéré Tadashi, Jun et Silla étaient arrivés avec Kōshi dans un camion chargé de valises et de cartons. Jun avait aidé Kōshi à aplanir les cendres des rosiers, et puis il s'était rendu en ville pour en rapporter toute une cargaison de pierres volcaniques et de schistes avec lesquels ils avaient créé un jardin minéral multicolore. Silla et Shōyō avaient ramassé toutes les plumes de corbeau et il avait passé le plus clair des cinq jours suivants à les tenir pendant qu'elle leur jetait des sorts de conservation. Elle avait emmené Hinata en ville pour une visite chez le coiffeur et, pour la première fois depuis qu'ils se connaissaient, elle lui avait raconté des anecdotes sur Kazuki à l'époque où il était encore son frère.
  Cette nuit-là, Shōyō s'était levé et avait descendu les marches du perron pour regarder les étoiles. Un vent moite d'été soulevait ses cheveux pendant qu'il savourait le calme de cette nuit. Des grenouilles coassaient et des millions de cigales chantaient leurs chansons lancinantes, mais les arbres ne chuchotaient plus à son oreille.
  Il avait brûlé leurs voix et détruit l'homme qui était leur cœur.

  Le lendemain, il avait contemplé le reste de sa famille assis sur le perron : Tadashi gravait son nom sur la balustrade avec la pointe d'un petit couteau, Silla écrivait lentement dans un carnet relié en cuir, Jun disposait des cartes sur les planches et tentait de convaincre Kōshi de faire une partie avec lui, en pariant un vol pour l'Oregon.
  Shōyō avait songé à cette famille qui arrivait au compte-gouttes, à Hiro et toutes ses violettes. À Yasuo et à la passion avec laquelle il avait aimé et haï. À Granny quand elle joignait ses mains pour la prière. Shōyō avait également pensé à sa douzaine de corbeaux disparus et à Tobio. Il avait une folle envie que le noiraud soit là, avec lui, sur sa terre, maintenant qu'ils n'avaient plus rien à craindre et qu'ils pouvaient rire en toute liberté.
  Malgré la perte de sa magie, et même si il n'était peut-être pas un Diacre aussi puissant qu'il l'avait cru, il avait décidé de donner cette soirée.
  Maintenant, ils étaient tous réunis et ils attendaient une foule de gens dont la plupart n'avaient jamais foulé cette terre. La maison avait été récurée de fond en combles et les accessoires de magie les plus voyants remisés afin qu'elle ne soit plus qu'une ferme dont sa famille était propriétaire depuis plusieurs générations.
  Cette soirée était officiellement en l'honneur de Jun et de Silla, qui devaient partir pour l'Oregon dans trois jours, mais Hinata savait, tout le monde savait qu'en réalité ils voulaient ressusciter leur forêt et recouvrir leurs cicatrices de nouveaux motifs porteur d'amitié et de bienveillance. 
  Shōyō descendit de l'arbre après avoir accroché le dernier talisman. Silla et lui les contemplèrent. Le vent soulevait et faisait tourbillonner les plumes en minuscules spirales.

Blood Lovers || Kagehina Où les histoires vivent. Découvrez maintenant