Chapitre 16

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L'attendu est comme un hamster. Il est bien paisible au fond de sa cage, il ne bouge pas de sa place, il trottine tranquillement dans sa roue et ne nous surprend jamais, à tel point que l'on passe devant lui sans vraiment le voir, juste parce qu'il n'y a pas grand-chose à remarquer. Le hamster est là où on prévoit qu'il soit. Les choses attendues sont là où l'on prévoit qu'elles soient. Elles ne nous tirent pas de sursaut de stupeur, ni même de battement de cils indécis. Par exemple, on ne fronce pas les sourcils en voyant le jour rappliquer chaque matin que ce petit plaisantin de Dieu fait. On ne tique pas au son des mouettes sur la plage, ni en apercevant notre reflet dans un miroir - quoique les jours de rhume fassent exception à cette dernière règle. On ne s'étonne pas de sentir la chaleur nous mordre les doigts lorsqu'on les approche un peu trop du feu.

Les choses inattendues sont bien plus compliquées. Elles peuvent gravement court-circuiter vos fonctions motrices et amoindrir vos capacités cognitives. En entrant dans les toilettes d'un night-club, j'étais prête à affronter une armée de filles titubantes et roucoulantes en train de dégainer fond de teint, rouge à lèvres et mascara en badinant sur leur conquête de la soirée. Ça oui, je m'y étais préparée. Ce que je ne pouvais pas prévoir, en revanche, c'est Michael et le jeune stripteaseur roux de Mia en train de se fouiller mutuellement l'intérieur de la bouche. Ça non, je ne pouvais pas...

J'ai peut-être des hallucinations à cause des cocktails ?

Non, non. Pas d'hallucination. Je n'ai pas assez d'imagination pour ça de toute façon, tequila ou non. Je crois que j'ai dû croiser par mégarde le regard de Méduse et qu'elle m'a changée en statue en représailles parce que je n'arrive plus à bouger. Du tout. Mes pieds ont pris racine dans le sol et je ne peux rien faire d'autre qu'assister, bouchée bée, à ce vorace échange de salive.

Je n'ai rien vu, je n'ai rien vu, je n'ai rien vu...

Surtout pas la main du... du danseur qui est en train de faire des trucs interdits aux moins de dix-huit ans dans le pantalon de l'albinos. Alors là, ça, je ne l'ai certainement pas vu ! Et Michael l'exécrable ne m'a pas vu non plus puisqu'il me tourne le dos et qu'il est bien trop distrait pour nous prêter attention, à moi et ma mâchoire déboîtée.

Par contre, le roux, lui, me remarque avant que je n'aie pu remettre mes jambes en état de marche pour décamper. Sans prendre la peine de mettre son activité sur pause comme la courtoisie l'exigerait, il me jette un coup d'œil à peine intéressé par-dessous ses paupières lourdes. Il est toujours torse nu, mais heureusement pour moi et mes yeux en forme de soucoupes volantes, il a troqué son affreux boxer pour un jean. Un peu trop serré, mais bon, un jean quand même.

- C'est les toilettes des mecs, chérie, m'informe-t-il en oubliant de se détacher des lèvres du dépigmenté pour s'adresser à moi.

On ne parle pas la bouche pleine, déjà.

J'ai tressailli en me faisant surprendre en flagrant délit de curiosité malsaine, mais ma toute petite réaction de surprise passe complètement inaperçue en comparaison du violent sursaut de l'albinos. Ce dernier s'écarte de son compagnon de WC d'un bond de kangourou comme s'il venait de s'électrocuter - et je sais très bien de quoi je parle parce qu'un jour, Nathan m'a mis au défi d'agripper des deux mains la clôture électrique qui entourait le pré de notre centre équestre - et se retourne vivement vers moi.

Avant, je trouvais que cet homme était pâle, mais en fait, je me trompais. Maintenant il est pâle, vraiment pâle, plus pâle qu'un Cullen, même ! Ses deux mains vont agripper ses cheveux blancs avant l'heure sur les côtés de sa tête. Ses yeux effarouchés se plantent dans les miens et son masque de stupeur vaguement semblable au "cri" d'Edvard Munch se change en... quelque chose d'autre. Ses traits généralement pincés par l'arrogance qui suinte de tous ses pores s'affaissent comme de la pâte à pizza - j'ai faim - et, semblables à un phare perdu en mer, ses prunelles translucides envoient des signaux de détresse.

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant