chapitre 43

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L'hypervigilance.

Ça a quelque chose à voir avec le stress post-traumatique et d'autres diagnostics alarmants du même acabit que réalisent les psychologues pour inciter les parents à faire pleuvoir les sous. Celui, grassement rémunéré par ma mère, chargé de rafistoler mon mental affaiblit, appelait « hypervigilance » l'état d'alerte permanent qui me rapatriait manu militari pour un rien dans le monde des horreurs, ce tombeau terrifiant et embrumé que d'autres connaissent sous le nom de « mémoire ». Il semblerait qu'à la suite de cet épisode cauchemardesque qui a déchiré mon existence en deux à la façon d'un vulgaire post-it inutile, mon esprit avait bâti pour moi une sorte de geôle putride et, dans les mois qui ont suivi la fin brutale de mon enfance, il suffisait du plus infime stimulus extérieur pour m'y reconduire.

Ça pouvait être n'importe quoi. Une chanson de Bruno Mars diffusée à la radio ou fredonnée à tue-tête par un camarade. Un coup de tonnerre particulièrement explosif. Une étiquette qui gratte la nuque. Le chant lugubre d'une ambulance qui déambule dans les rues de Londres ou l'éclat brutal, aveuglant et palpitant, de gyrophares de polices. Un timbre de voix mal dégrossi, masculin et excessivement agressif. L'apparition fugace au coin d'une rue d'un blond massif dont la stature rappelait approximativement celle de papa. Un inconnu qui cogne à la vitre de mon chauffeur avec un poil trop d'entrain pour lui signaler qu'il n'est pas autorisé à stationner à cet endroit.

Mais j'ai guéri... En quelque sorte. Parce qu'il n'y a pas - ou peu - de blessure que le temps ne puisse soigner, au moins en surface. J'ai séché mes larmes une bonne fois pour toutes, j'ai recommencé à sourire aux gens, à écouter de la musique gaie et j'ai arrêté de sursauter pour tout et pour rien parce que personne n'a envie d'être la fille qui a assisté au meurtre de son père pour toujours. Cette fille est déprimante et on la fuit comme la peste ou le choléra. Je l'ai mise au placard.

Je me suis rétablie, mais parfois, il arrive que certains imprévus ruinent mon travail de bricolage. Comme par exemple, me retrouver à l'exact endroit où tout a basculé sept ans plus tôt, en plein milieu de cette vieille scène de crime, lieu de tournage de mes pires cauchemars. Sueurs froides. Une chair de poule immonde galope sur ma peau. À l'intérieur de ma poitrine, on est en plein hiver. L'air oscille entre fardeau et privilège inaccessible.

La portière voisine fait dix fois plus de bruit qu'elle ne le devrait lorsque le conducteur l'ouvre sèchement pour s'extirper de son siège, son claquement m'extirpe quelques battements de cœur anarchiques. Le conducteur... Royce ! J'ai tué dans l'œuf à temps le réflexe idiot qui voulait que je tende le bras pour m'agripper à son T-shirt et le prier de ne pas sortir. Je ne peux pas faire ça. J'en ai pourtant très envie. Pourquoi est-ce qu'on... Qu'est-ce qu'on vient faire ici ?

Pas du macramé, c'est certain. Au hasard... prendre de l'essence, non ?

Je n'ai pas envie de rire. J'ai mal au ventre depuis qu'une sensation aussi irrationnelle qu'atroce de mort imminente s'y est sournoisement logée, l'impression qu'une de mes artères va se rompre sous la pression sanguine et me retapisser l'intérieur d'un agressif carmin. Je gèle et je transpire. Des frissons me dévorent la nuque. Ma vue s'aiguise dans le noir. Le dos et les doigts enfoncés dans le cuir de mon siège, je scrute le coquillage jaune emblématique de la compagnie pétrolière. Il brille dans la pénombre, démoniaque apparition.

Ce n'est qu'une station-service, remets-toi.

Elle ressemble affreusement à mon souvenir... Et aussi à toutes les autres stations-service du monde, j'imagine. Sauf que c'est celle-ci et non une autre.

Maintenant que j'y songe, je ne saisis pas comment j'ai pu passer un mois sur l'île sans en voir la couleur. Jace et Chris ont dû s'arranger pour m'épargner ça, d'une manière ou d'une autre. À moins que ce ne soit une simple coïncidence. À quelle fréquence les voitures doivent-elles être approvisionnées en carburant ? Et quelles sont les probabilités pour que deux catastrophes se produisent sur le même lieu ? Faibles, hein ? J'ai lu quelque part que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit.

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant