Chapitre 33

10.7K 617 1.5K
                                    

J'ai une imagination débordante. Pas une inventivité hors du commun à la Stephen King ou une impressionnante capacité de fabulation telle que l'on pourrait la diagnostiquer chez un enfant talentueux et prometteur. Non, c'est quelque chose de plus banal et de bien plus handicapant. Ma créativité se restreint à cette section sombre de mon cerveau, j'ai nommé le département des "Pires Scénarios". Alimentée par tous les films d'horreur ou thrillers peu recommandables que j'ai pu engranger avec Nate, cette section est une sorte de chambre froide. À l'intérieur, ça sent la mort et la viande crue, ce qui revient à peu près à la même odeur. La température y est presque aussi mordante qu'au Groenland et l'épais vitrage est décoré d'empreintes de doigts ensanglantées. C'est dans cette cage des horreurs que mon esprit me retient prisonnière.

C'est dans cette cage des horreurs que j'imagine le pire.

Les images ne défilent pas comme des flashs ou la pellicule fanée d'un vieux film... elles sont simplement là, en moi. Je vois tantôt des caves humides, tantôt des sous-sols sordides à l'éclairage défaillant. Et puis Royce, attaché sur une chaise, les jambes ficelées aux pieds métalliques, les bras coincés derrière le dossier. Ou alors, debout, fermement ligoté à un poteau, incapable de se défendre contre ceux qui lui veulent du mal. Suspendu par les poignets avec seulement le bout usé de ses bottes qui effleuraient le sol. Je me figure son indifférence terrifiante face à la mort ou la douleur, ses prunelles grises et insensibles taillées dans le même métal froid que son cœur, ses expressions cyniques. Dans chacune de ces visions, du sang séché macule une partie de son visage dur et Vadim lui tourne autour comme un vautour assoiffé de chair, un sourire satisfait conquérant ses lèvres décharnées, son regard de maniaque détraqué allumé d'une lueur de pouvoir.

J'ai regardé trop de films, beaucoup trop de films. Ça ne se peut pas ! Royce n'est retenu prisonnier par personne. C'est vraiment n'importe quoi ! Royce est... Il est comme ces chars d'assaut militaires blindés qui patrouillent sur les champs de bataille en distribuant les obus. Il est bien trop fort pour se faire avoir, bien trop libre pour se faire enchaîner. Non, il est seulement... il a peut-être eu besoin de prendre l'air.

Pendant une semaine ?

Oui ! Pourquoi pas ? Qu'est-ce que ça aurait de fou, après tout ? C'est loin d'être l'animal le plus social que je connaisse. Il a seulement eu envie de s'éloigner de tout ça.

Sans contacter personne ?

Peut-être que... qu'il a perdu son portable ! C'est sûrement le cas, en plus. Il l'a égaré et il n'a pas envie d'en racheter un. Parce que... Ça coûte cher et... Parce que c'est Royce, il s'en fiche de ces trucs. Il se fiche de ne pouvoir joindre personne et que personne ne puisse le joindre. C'est plausible !

Qu'est-ce que tu fais du bracelet électronique qui s'est mystérieusement arrêté de fonctionner ?

C'est... Il est... Tombé en panne ! Ben oui, quoi ? Ce genre de bidule, ça a des failles. Peut-être que la puce ne marche plus ou que le boîtier s'est fendu. C'est aussi simple que ça. Je suis sûre que Royce va bien ! Il va bien...

Mais si c'est le cas, pourquoi est-ce que je me sens comme ça ? Et depuis quand le chagrin rend-il les gens malades ? Parce que c'est ce que je suis. Malade. Mes tempes m'élancent et mon ventre est noué au point de me faire souffrir physiquement, mais rien ne peut faire taire ce genre de douleur. Ce n'est pas comme les maux d'estomacs que l'on peut chasser avec un cachet de paracétamol.

- Non, c'est pas ce que je te demande... Je suis déjà au courant, contente-toi de me dire quand c'était... Alors repose-lui la question ! J'attends.

Chris se tait et se penche sur l'un des nombreux rangements en bois qui meublent la pièce. Il coince son portable entre l'oreille et l'épaule, ouvre un tiroir en écoutant son interlocuteur alors que ses doigts trifouillent dans la paperasse. Même la vision singulière de mon oncle en jean et T-shirt ne parvient pas à me distraire de mes idées noires. Elles continuent de macérer dans leur jus infâme, tout au fond de ma tête. Elles nourrissent ma déprime, et m'empêchent de me concentrer sur la conversation téléphonique en cours - la septième si je n'ai pas perdu le compte.

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant