Il s'est remis à pleuvoir. Fort. Des trombes et des trombes de larmes glaciales qui s'infiltrent dans mes cheveux et mes vêtements pour tambouriner sèchement sur le bitume. Maussade, le ciel s'emploie à noyer de son désespoir les ruelles étriquées de la zone Nord. Pourtant, ces dernières sont déjà bien assez lugubres sans ajouter une violente averse au tableau. Ici, le gris est de rigueur. Un gris fade, sans éclat, comme celui des anciennes blouses d'écoliers. Je ne considère même pas cette teinte comme une vraie couleur, plutôt comme une couleur imposteur. Ça ne l'empêche pas d'être partout. Elle est sur les bâtiments : elle mange leurs façades aux peintures si fanées que leur apparence d'antan n'est même plus un souvenir. Elle couvre les réverbères estropiés, le bitume fracassé ainsi que les trottoirs laminés qui le bordent et les enchevêtrements de câbles et fils électriques qui se baladent mollement au-dessus de nos têtes.
Les rares touches de couleurs ne sont pas bien glorieuses, elles se résument aux emballages vides et autres détritus partiellement consommés qui vagabondent sur la chaussée trempée, aux quelques panneaux de circulation qui n'ont pas encore été déracinés et aux graffitis approximatifs et plus ou moins obscènes. Quand j'étais enfant et que l'on étudiait de vieux clichés en noir et blanc datant de la première guerre mondiale, je regardais ces pauvres soldats agglutinés dans les tranchées et, dans ma naïveté, j'imaginais que la vie d'avant se résumait à ces nuances de gris, que le monde était triste et bicolore. Comme si un beau matin, le Créateur s'était réveillé d'humeur charitable et avait brusquement décidé d'offrir les couleurs à l'humanité.
C'est idiot, je m'en rends compte. Mais alors que je progresse sous la pluie, dans ce décor affligeant qui ferait un lieu de tournage parfait pour une dystopie, je me demande si ce Dieu n'aurait pas, par manque d'attention, oublié de doter cet endroit de la part de pigments qui lui revient... s'il n'a pas délaissé cette zone tout court. Si ma vue se donne du mal pour tout capturer, assoiffée des détails et des secrets que cet austère paysage recèle, Royce, en revanche, ne prête attention à rien. Je l'ai remarqué. Il fend l'averse à mes côtés, le regard fixe et stoïque sur quatre-vingt-dix pour cent du trajet. Le reste du temps, ses prunelles difficilement sondables viennent m'effleurer avec une infime pointe d'intérêt.
Il n'a pas dit grand-chose depuis que l'on a quitté le salon de tatouage. Et "pas grand-chose", c'est une sorte d'euphémisme qui remplace un brutal "rien du tout". Il s'est muré dans un silence de plomb, s'est retranché dans ses pensées privées après avoir claqué les volets. Je n'ai pas cherché à le faire parler, Royce ne dit "pas grand-chose" en général. Je suppose qu'il a dû venir à bout de son quota journalier de mots dans l'arrière-boutique. Il s'est simplement contenté de m'entraîner vers la sortie après avoir récupéré son portable et moi, je me suis simplement contentée de le suivre sans poser de question. Il s'est arrêté une minute près du poteau électrique contre lequel il avait parqué sa moto. Du boîtier de l'imposant véhicule, il a tiré un blouson en cuir un peu élimé - le même qu'il m'avait prêté, un soir - et a jeté le vêtement sur mes épaules sans un mot.
J'ai essayé de protester : après tout, le T-shirt du mécanicien n'est pas plus épais que le mien et les risques de contracter un rhume ne sont pas moins élevés pour Royce que pour moi. Quand je le lui ai fait remarquer, il m'a dévisagé comme si je venais de m'exprimer en Portugais, ce qui est plutôt étrange parce que je ne parle pas le Portugais. Ensuite il m'a jeté un regard très peu amène pour me dissuader de discuter et j'ai sagement enfilé la veste. Elle dégage une légère odeur d'essence et elle ne me va pas du tout. Les manches ont quelques kilomètres en trop et mes doigts se perdent quelque part dedans. Je me suis retenue de faire le manchot en remuant des bras pour rire parce que mon mécanicien n'aurait probablement pas trouvé cela drôle et j'ai recommencé à marcher derrière lui.
Je ne sais pas du tout où l'on va, mais ça m'est égal parce que je suis avec Royce. Lui sait probablement. Indifférent à tout ce qui l'entoure, il trace d'un bon pas comme s'il détenait toutes les vérités du monde, mais n'en avait que faire. Alors que je sautille et slalome pour éviter les flaques d'eau, lui avance sans se soucier de mettre les pieds dedans. Ses boots noires sont maculées de boue, mais ça n'a pas l'air de le préoccuper plus que cela. D'ailleurs il vient de recommencer, juste là ! Sa démarche soulève des gerbes de pluie quelques minutes supplémentaires, puis il s'arrête devant la devanture fatiguée d'une sorte de pub. Pas beaucoup plus attrayant que les autres bâtiments du coin, celui-ci se démarque vaguement par l'enseigne défraîchie qui indique "The Gentlemen". En fait, elle indique " The Gntlmen" parce que le temps a gommé certaines lettres, mais ça ne fait rien, on peut deviner.
VOUS LISEZ
Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]
Romantik-----[TOME 2]----- Il y a les secrets que l'on garde, le genre que l'on couve soigneusement et que l'on emmène jusque dans la tombe. Et il y a ceux qui sont faits pour être déterrés. Key Haven regorge de ces secrets. Quand l'un d'eux finit par explo...