Chapitre 29

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Les gens se mettent en colère tout le temps, c'est une émotion inéluctable de notre panel. Moi-même, il m'arrive parfois de la ressentir. Quand les policiers font un usage abusif et injuste de la violence. Quand les dirigeants brésiliens demeurent les bras croisés alors que la forêt amazonienne part en fumée. Quand Nate me spoil mes séries préférées. Comme avec The Walking Dead, quand il m'a raconté que... Enfin, bref. Généralement, on est soit un peu en colère, soit très en colère, soit très très en colère. En cela, la colère de Royce diffère de celle des autres. Comme une pièce de monnaie, elle possède deux faces, elle prend généralement deux formes diamétralement opposées, sans cet éventail de nuances possibles entre les pôles.

La première se manifeste physiquement dans un cocktail de violence très mal régulée. Aussi brûlante qu'un étang de lave en fusion, elle métamorphose son apparence, remodèle ses traits et fait de lui quelqu'un d'autre. N'importe quel témoin neutre pourrait la qualifier de folie furieuse. Parfaitement indomptée, elle présente un aspect toxique, tentaculaire... pareille à une meute de fauves que l'on relâche brusquement dans la nature après les avoir affamés dans les règles.

Le second versant de cette humeur est différent, mais pas moins inquiétant. Sa colère se montre alors masquée, une ombre de sa jumelle. Aussi rigide et lisse que l'autre est flexible et froissée, aussi glaciale que son double est incandescent. Cette version-là du mécanicien est un iceberg indestructible, un mur de givre hérissé d'épines gelées. C'est elle qui me guide sèchement vers l'extérieur du pub d'une main pressée entre mes omoplates. Dans mon dos, ses doigts vibrent, comme parcourus d'un violent courant électrique.

Je presse le pas pour éviter de le contrarier et, très vite, l'asphyxiante effervescence du bar est derrière nous, remplacée par les odeurs de vide-ordures et la pluie tenace qui poursuit sa chute à l'extérieur. Les gouttelettes me percutent sans relâche et rincent les preuves de ma frayeur passagère sur mon visage. Je suis trop frigorifiée pour percevoir leur température. J'ai beau resserrer les pans du blouson en cuir autour de moi, rien n'y fait. Le froid s'est créé un nid de neige dans ma poitrine et il campe sur ses positions.

On a à peine gagné le trottoir que Royce s'écarte, m'arrachant son contact. Son alter ego réfrigérant ouvre la marche, longe prestement un kiosque à journaux vandalisé, quelques bâtiments en piteux états et deux trois commerces fermés. Sous son T-shirt assombri par les trombes d'eaux qui nous assaillent, ses trapèzes contractés ondulent subtilement. Ses mâchoires sont de pierre, quelqu'un pourrait s'y fracasser les phalanges en tentant un assaut. Dans cette zone, un muscle convulse furieusement, prêt à déchiqueter la peau.

Alors que je me repasse le film du dernier quart d'heure - un horrible thriller -, Royce pile devant un énorme 4x4 en état avancé de ruine. Je le reconnais sans mal. Le monstre d'Hunter, aussi corpulent que son propriétaire, est extrêmement mal garé. Sans compter que l'un des rétroviseurs pend mollement contre la portière dans un enchevêtrement de câbles colorés et que la plaque d'immatriculation arrière est à moitié effacée. Est-ce que c'est légal, au moins ?

Le mécanicien déverrouille le véhicule d'une pression sur la clé qu'il a réquisitionné avant de quitter le pub. Il m'ouvre mécaniquement la portière passagère dans un geste qui pourrait passer pour galant chez n'importe quel autre homme, mais qu'il exécute avec une froide impatience.

- Monte, ordonne une version désincarnée de son timbre.

Où est-ce qu'on va ?

Je lève le nez et croise son regard. Non, je ne le croise pas. Je m'encastre méchamment dedans. Les abysses aux nuances argentées de ses prunelles ont été colmatés. À leur place, me toisent deux billes de plomb dépourvues de reflets, d'ombres ou de lueurs. Juste du plomb. Froid et dur. Non... pas maintenant ! Pas déjà ! Le malaise me capture, gluant. Ma salive trace péniblement sa route dans mon œsophage alors que j'interroge le mécanicien d'un regard nu, pétrifié d'angoisse. Ce n'est pas qu'il me fasse peur, mais... Bon sang, personne ne pourrait se tenir aussi près de lui en toute sérénité lorsqu'il est comme ça !

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant