Chapitre 31

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Je pense à toutes ces choses qui font à la fois du mal et du bien. L'amour, déjà. Un instant, il vous réchauffe le cœur pour le carboniser façon marshmallow la seconde qui suit, ne laissant de ce bout de chair faible qu'un monticule de cendres fumantes. Les films qui finissent mal aussi. On a beau se transformer en fontaine à eau sur les dernières minutes, on ne regrette pas pour autant les deux heures passées à étrangler les coussins en priant avec les personnages. Parce qu'on a tout ressenti avec une intensité folle et que ça, ça en vaut la peine. Ces bonbons au coca enrobés de poudre acidulée qui piquent la langue et vous arrachent des grimaces ridicules, mais restent bons quand même.

Je classe notre propriété dans cette boîte-là. La boîte des douleurs agréables. C'était déjà le cas au début de l'été. Il y a un peu plus d'un mois, alors qu'on passait ces mêmes grilles en fer forgé qui s'érigent en murailles infranchissables entre le monde et notre domaine, la même appréhension teintée d'un bonheur flou me comprimait les tripes. J'envisageais avec angoisse les prochains jours que je passerais à arpenter cette maison hantée, à croiser dans chaque corridor de la demeure le fantôme de mon père. Pourtant, d'une certaine manière, l'idée que cet endroit soit si imprégné de sa personne que je pourrais m'attendre à le voir surgir à chaque coin de mur, était comme un baume apaisant sur mon mal... un lit de nénuphars et de pétales sur un lac de douleur...

Bref.

Aujourd'hui, les souvenirs de papa ne m'effraient plus autant. J'ai fait en sorte de les apprivoiser, de m'en nourrir et de les arroser avec soin pour leur faire recouvrer leur splendeur d'antan. Ce sont les secrets qui me terrifient. Les secrets et les mensonges. Rien qu'en m'imaginant l'étendue de l'illusion dans laquelle j'ai grandi, je suis morte de trouille. Combien de gens étaient au courant ? À quel point suis-je le dindon de la farce ? J'ai peur que de nouvelles trahisons s'ajoutent aux premières, qu'elles finissent par former une pile insurmontable. Peur qu'on tire le tapis sous mes semelles pour que je me retrouve encore une fois les quatre fers en l'air.

Mais en même temps... c'est chez moi, maintenant. Ou c'est ce qui s'approche le plus de mon "chez moi". Cet assemblage de murs entre lesquels tu retournes de terrer pour faire une halte quand rien ne va. Au bout du compte, je n'ai nulle part ailleurs. C'est comme habiter dans un petit appartement avec trois chats. Enfin, je crois. Tu sais qu'il te faudra changer la litière en arrivant, qu'une pile de vaisselles d'une semaine patiente sagement près de ton évier, diffusant des effluves de nourriture moisie jusque dans la salle de bains, et que ta chambre se prend pour un champ de bataille gaulois... mais qu'est-ce que tu peux faire, sinon rentrer à la maison ?

Le grincement du frein à main que Chris vient de lever m'ancre sèchement à l'instant présent, balayant du même coup ma comparaison fumeuse. Il s'est garé en plein milieu de l'allée. Luttant paresseusement contre un soleil démissionnaire de fin de journée pluvieuse, les palmiers qui bordent le chemin étendent leur feuillage au-dessus de nous et dessinent des ombres ennuyeuses. Le parc est désert quand je me résous à le parcourir des yeux. Les employés sont aux abonnés absents. Où qu'ils soient, ils laissent un vide effroyable derrière eux.

C'est déprimant.

Pilotant un regard plein d'espoir vers le pré, je déchante très vite. Les chevaux ont dû être rentrés aux écuries parce qu'à part deux âmes esseulées qui s'attardent au niveau des abreuvoirs, l'endroit est aussi désert et morne que le reste de la propriété. Même la piscine ne parvient pas à se donner l'air engageant. Les remous ont été coupés, la surface est lisse comme une vitre. Une vitre insipide que le ciel mélancolique affuble de reflets grisâtres. Probablement malmené par le vent, un parasol s'est renversé, mais personne n'a pensé à le redresser.

Méga déprimant.

Après avoir bloqué ma nuque quelques secondes pour batailler contre la pulsion, je cède et glisse un coup d'œil aussi stupide qu'inutile en direction du garage à voiture. Le grand bâtiment ténébreux semble... endormi. L'épais store métallique est descendu jusqu'au sol et aucun des bolides qui somnolent à l'intérieur n'est en vue.

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant