Chapitre 26

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L'interpellé pivote légèrement vers moi et m'accorde son attention d'un hochement de menton.

Qu'est-ce que tu vas nous sortir, encore ? s'inquiète ma conscience.

À raison.

- Luke...

J'hésite, me gratte discrètement l'oreille, baisse les yeux pour les hisser à nouveau au niveau de ceux de Royce, et me jette finalement à l'eau :

- Tout à l'heure, Luke a dit à un client que j'étais à toi. Pourquoi est-ce qu'il a dit ça ? Ça n'a pas de sens...

Je retiens ma respiration et manque ruiner tout mon travail sur le cube en jouant nerveusement avec la rotation des axes. De toute évidence, Royce ne s'attendait pas à cette question. Il me perfore l'esprit rien qu'en me regardant, ses yeux sont si puissants qu'à mon avis, il n'aurait pas de mal à faire fondre l'acier d'une simple œillade un peu sévère. Je patiente pendant qu'il frotte négligemment sa paume contre les résidus de barbe qui ne manquent jamais de repousser à sa mâchoire.

- T'occupes pas de ça, c'est juste une façon de parler ici, m'explique-t-il finalement en pianotant une symphonie saccadée sur sa cuisse.

Dans ce cas, ils ont de bien étranges façons de s'exprimer.

- Ah. Le scor... le client aussi, a dit un truc étrange.

Un léger haussement de sourcil m'invite à poursuivre.

- Il a demandé si j'étais ta régulière. Qu'est-ce que c'est, une régulière ?

J'ai bien une vague idée, mais je préfère en avoir le cœur net. Je vois le genou du mécanicien tressaillir alors que son propriétaire pince les lèvres.

- Putain, l'entends-je jurer à mi-voix avant qu'il ne fasse un peu sèchement remarquer : t'étais pas censée causer à personne ?

- Ils parlaient entre eux.

- Qui a dit ça ?

- Un... juste un homme qui passait dans la boutique. Ça ne fait rien, tu n'es pas obligé de répondre, de toute façon, je rétrograde sagement.

Il le fait quand même. Il m'accorde satisfaction sans me quitter des yeux, guettant avec une attention perturbante la plus infime de mes réactions :

- C'est un terme qu'ils utilisent dans le coin, m'apprend-il après une très brève hésitation. Je suppose que dans ton vocabulaire à toi, ça donnerait quelque chose comme "petite amie".

- Oh, je souffle alors qu'une chaleur suspecte sur laquelle je n'ai aucune prise conquiert lentement mes pommettes.

Au lieu de nous initier à la factorisation, à la trigonométrie ou à toutes ces autres activités stériles que l'on nous impose au collège, ils feraient mieux de nous apprendre des choses utiles. Genre : comment réprimer un rougissement en société ou comment tester la température de son thé sans envoyer sa langue au front.

- Quoi "oh" ? veut savoir un Royce bien trop attentif à mon goût.

Rivant mes yeux au tissu effiloché de son jean, je m'empresse de lui en soustraire l'accès. Vu ce que je viens d'entendre, je ne serais pas étonnée qu'ils scintillent comme les pupilles d'un enfant au réveillon. Ou dans un parc aquatique. Je scelle prudemment mes lèvres avant que l'envie ne leur prenne de me couvrir à nouveau de ridicule. Récupérant le vieux cube, je me replonge coûte que coûte dans le jeu. Mieux vaut cela que de me mettre à rêvasser à propos d'un privilège que je n'aurais jamais. Être la petite amie de Royce... c'est comme cette énorme boîte de chocolats belges posée tout en haut d'une étagère que l'on est trop petite pour atteindre. Il est plus sage de ne pas songer aux douceurs que l'on ne peut attraper, ne pas se figurer leur goût sucré qui reste longtemps sur la langue, ne pas les imaginer fondre contre le palais...

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant