Chapitre 18

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Newton peut aller se rhabiller, croquer dans sa pomme ou faire n'importe quoi d'autre que réfléchir à sa science parce que les lois de la gravité ne s'appliquent plus vraiment. Elles ne s'appliquent pas à la danse, encore moins ici. Ici, la réalité s'effrite comme du plâtre ou des sablés, elle s'effondre. Ses contours se défont, alors on peut faire tout ce que l'on veut. L'attraction des corps prime sur celle du sol. Il n'y a plus de règles nettes. C'est le brouillard complet, un brouillard flou comme du coton et doux comme une pellicule ratée. Les respirations de tout le monde se cognent bruyamment, l'air moite a un goût de sel et d'euphorie. Un goût de sorcellerie.

On nage... on flotte dans un océan de lumière tendre, puis on se fait découper par des néons explosifs, et on vit à s'en donner la migraine. Les pouls prennent leur envol, pareils à une nuée d'oiseaux migrateurs en route pour des contrées plus chaudes. La musique les cueille comme une bourrasque. Primitive et pénétrante, elle rafle tout sur son passage. Elle est comme un Dieu qui contrôle tous les cœurs de cette salle grouillante... bouillante. Dans ses longs doigts spasmodiques, elle les presse, les essore et les oblige à exister plus fort.

Je vais avoir des ampoules parce que mes socquettes ont glissé et que le bord de ma converse frotte à l'arrière de mon pied. C'est sûr que je vais en avoir. Et des courbatures aussi, plein de courbatures, une armée de courbatures bien douloureuses dans mes mollets en surchauffe. Sans compter que je vais peut-être finir borgne à force de frôler les coudes hyperactifs de danseurs maladroits. Je serais comme ce chat dans cette vieille nouvelle hyper flippante d'Edgar Poe qu'on avait décortiquée au collège.

Mais rien de tout ça n'a d'importance. Je m'en fiche ! Je m'en fous, même ! Parce qu'ici, c'est super bien ! C'est presque pareil que de rêver tellement rien ne paraît réel ! Le plus fou, c'est que je m'amuse ! Pour de vrai ! Comme une petite folle. Comme quand on était petits avec Nate et qu'on jouait à colin-maillard avec les enfants de notre âge. Ou quand on allait dans des parcs aquatiques et qu'on hurlait en chœur de terreur et de bonheur dans les toboggans géants !

Je suis... Ah ! J'ai dix ans à nouveau ! Comme dans mon ancienne vie, celle où les sourires ne coûtaient rien et où mon cœur intact ne pesait pas plus lourd qu'une plume de cygne. J'ai dix ans ! Je crie cette révélation dans ma tête en riant quand Hunter m'envoie valser plus loin d'une forte secousse pour me ramener presque aussitôt à lui. Je tourne sur moi-même, la foule tourne sur elle-même, mon cœur tourne sur lui-même et les néons rebondissent sur les dents de mon partenaire quand il me jette son sourire carnivore.

Hunter n'a pas raconté de bêtises, c'est vraiment un bon danseur. Un danseur fou, un danseur kamikaze, mais un bon danseur quand même. Il abuse un peu trop de son jeu de bassin, je trouve. Surtout quand ils passent du reggaeton. Mais c'est juste drôle et tant qu'il respecte les limites, je n'ai rien à redire. Je ne m'accorde pas aussi facilement avec lui qu'avec Nate. Logique, le colosse n'a pas passé des heures à répéter un demi-millier de fois avec moi les mêmes enchaînements épuisants sous l'œil perçant et les remontrances sévères du plus méchant des maîtres de danse.

Mais il maîtrise bien les codes alors j'arrive à le suivre sans trop de difficultés. Une pression appuyée sur ma main et je me rapproche. Un toucher plus léger, des doigts qui se relâchent, et je m'écarte. Je bascule en arrière quand il avance le torse, je gonfle la cage thoracique et bombe la poitrine dès qu'il recule. Il lui suffit d'élever un peu le poignet pour que je pirouette. Ses bras n'envoient pas de signaux parasites et il ne m'agrippe pas comme ces danseurs débutants auxquels j'ai parfois été confrontée. Ceux qui se croient à la salle de sport avec leurs machines de la mort et qui sont prêts à vous déboîter un membre tellement ils tirent.

En général, je ne supporte pas trop de me trémousser avec quelqu'un d'autre que Nate. Ça me met mal à l'aise. C'est... je ne sais pas, c'est bizarre. Comme de se laver les dents avec la brosse à dents d'un inconnu. Eurk. Je me souviens de cette abominable soirée où maman m'a obligée à danser avec Tony Lynch sous prétexte que son père allait peut-être investir dans "notre" agence. C'était plus nul que nul. Le genre de souvenir corné et taché de graisse de frites qui vous donne envie de boxer dans un traversin en poussant des petits cris de dépit.

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant