Chapitre 37

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J'ai « No tears left to cry » d'Ariana Grande dans la tête. C'est son « Shut. Your. Mouth » mélodieux qui se répercute tel un écho immortel à l'intérieur de ma boîte crânienne, trop tard hélas puisque la bourde m'a déjà échappée il y a trente longues secondes. J'ai une théorie. Je pense que la personne qui a décrété un jour qu'il est bien avisé de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de l'ouvrir me visait personnellement. Comment est-ce qu'elle me connaissait ? Ça reste un mystère. Je demeure malgré tout persuadée qu'elle tentait de m'épargner des instants de malaise comme celui que j'endure en ce moment. Bienveillante intention. C'était peut-être l'un de mes ancêtres, un ancêtre doté de pouvoirs de divination. Je me gratte un sourcil en considérant cette dernière hypothèse. En fait, je réfléchis surtout à ce que je viens de demander à Royce.

J'ai dit « tu pourrais rester » et, avec du recul, c'est bizarre de lancer ça de cette façon. C'est bizarre, non ? Ça doit forcément l'être un peu, dans le cas contraire, Royce ne me dévisagerait pas aussi fixement et ses sourcils ne se seraient pas autant éloignés de ses yeux. Il me regarde comme si... Comme si je venais de révéler un penchant pour les cookies au cannabis. Et que j'avais fait cet aveu en norvégien. Ses yeux s'étrécissent distinctement sans me libérer pour autant de leur prise de fer tandis qu'il paraît tenter avec une volonté renouvelée de s'introduire dans mes pensées. Une chose est certaine, il n'est pas sur le point d'accéder à ma requête farfelue. Qu'est-ce que je m'imaginais, au juste ? Qu'il accepterait de bonne grâce de rester me tenir compagnie et qu'on s'assiérait en tailleur sur ma moquette pour jouer au mikado en partageant des barres chocolatées ? N'importe quoi.

Je m'empourpre face à ma propre stupidité et au mécanicien qui n'en finit pas de me fixer. Lorsque son attention se détache brièvement de mon expression confuse pour faire un très bref crochet vers mon lit, j'ai la sensation que le bout de mes oreilles se met à frire. Il met moins d'une seconde à se reconcentrer sur moi, mais je dois quand même me retenir de fusiller l'encombrant meuble du regard, juste parce qu'il me paraît tout à coup bien trop visible et déplacé. Pourquoi est-ce qu'il faut qu'il soit là, déjà ? Qui a besoin de lit quand on a déjà des tapis ? Le visage à moitié trempé par le faisceau lunaire, son regard étrange et foudroyant de nouveau greffé au mien, Royce met fin à ce blanc interminable :

- Tu me demandes quoi, en fait ? De passer la nuit ? vérifie-t-il sur un ton qui masque mal son incrédulité.

Son sourcil gauche pourrait être à la fois narquois, surpris et suggestif lorsqu'il s'élève discrètement. Les yeux agrandis, je secoue vivement la tête sans savoir si je suis en train de nier ou si j'essaye simplement de remettre mes pensées en place en agitant leur bocal.

Je ne lui demandais pas de passer la nuit ici !

Enfin si, mais...

Mais ?

Mince, c'était clairement déplacé ! En plus, il est bien trop tard pour ce genre de proposition. Je me suis à peine fait cette réflexion que le mécanicien tord le poignet pour jeter un œil circonspect au cadran de sa montre. Je crois entendre la déesse des coïncidences et celle du malaise ricaner ensemble à mes dépens.

Elles ont raison de se moquer : à moins qu'il ne s'agisse du marchand de sable, on ne peut décemment pas inviter un homme à s'attarder dans sa chambre après dix heures du soir sans se préparer à ce qu'il y décèle quelques sous-entendus ou propositions scabreuses. Et encore, même pour le marchand de sable, j'émets quelques réserves. Qui se risquerait à convier dans ses quartiers un type dont le passe-temps principal consiste à rôder autour d'enfants endormis ? C'est louche de faire ça. Royce croit peut-être que je suggérais de... Je ne sais pas trop, mais il a sûrement mal interprété mes intentions. Je ferais mieux d'aller me coucher comme c'était prévu, avant que l'envie me prenne de débiter de nouvelles âneries. Oui, c'est la meilleure option.

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant