Il faudrait poser la question à Ramsès ou Toutankhamon, mais je ne dois pas beaucoup m'avancer en affirmant que les sphinx eux-mêmes, dans leur érudit mutisme, restaient plus bavards que Royce. Par moment, il lui arrive de devenir si silencieux que j'en viens à douter d'avoir déjà perçu son grain de voix. Seule l'empreinte indélébile dont son ténor si particulier a marqué mon cœur m'empêche de remettre en question l'existence de nos conversations en dehors de mon imaginaire. En principe, les gens silencieux racontent malgré tout quelque chose : leurs expressions se rebellent et vendent la mèche, leurs yeux scandent ou chuchotent ce qu'ils se gardent de révéler à voix-haute.
Ça ne marche pas avec mon mécanicien, lui a cette aptitude perturbante qui consiste à se taire, même avec son visage. Il tire les rideaux sur les pensées privées qui l'accaparent avec autant d'aisance et de sècheresse que lorsque qu'il abaisse le store métallique du garage à voitures. Ceux qui le côtoient se retrouvent dans le noir le plus complet, obligés d'avancer à tâtons, et n'ont plus qu'à compter les minutes - les heures ? - avant qu'il nous refasse l'honneur d'ouvrir la bouche. C'est dans cet état d'esprit que je chausse mes tennis, assise sur les lattes fraiches de mon parquet. Un œil prudent rivé au fauve, je serre et noue mes lacets en m'interdisant de faire la conversation.
Ça demande de l'énergie et beaucoup de volonté, je dois serrer les lèvres pour m'empêcher de colorer le blanc et barrer la route aux quelques remarques peu pertinentes qui me viennent naturellement. Peu importe combien son détachement peut me paraitre intimidant, je ne lui demanderais pas quel est son dessert préféré. Je n'essaierai pas non plus de savoir s'il est plus American Idol ou Danse avec les Stars. Définitivement ennuyé par mon babillage, il pourrait changer d'avis et choisir de m'abandonner ici. Seule. De toute façon, la probabilité qu'il n'ait pas la moindre idée de quoi je parle tend vers un.
Il se tient debout près de mon bureau qu'il écrase de toute sa hauteur. S'il s'installait sur ma chaise de travail, ses genoux ne passeraient sûrement pas sous la table. Immobile, son beau visage aussi lisse et impénétrable qu'un miroir, il m'attend en passant en revue l'inoffensif désordre qui dynamise le meuble. Tirant sur ma languette pour m'attaquer à ma deuxième converse, je regarde avec une mimique un peu embêtée les affaires que j'ai laissées s'accumuler sur le plateau.
Mon ordinateur portable, une coque de smartphone rétro en forme de Gameboy, des barrettes à cheveux, une balle antistress à pustules, un château en Stabilo que j'ai construit il y a quelques jours pour tromper l'angoisse, un manuel d'immunologie baillant que j'ai à peine feuilleté, le vernis à ongle azur de maman que j'ai utilisé pour dessiner du ciel et un jouet MacDo que Jace m'a refilé comme si j'étais l'enfant de la maison alors que lui commande encore des Happy Meal. Je l'ai gardé parce que c'est un renard tout mimi, mais je ne n'aurais peut-être pas dû. Je ne savais pas que Royce allait inspecter mes biens avec autant de sérieux.
Ça aussi, c'est intimidant, comme s'il entrait un peu dans ma tête ou qu'il jetait un œil par une petite lucarne avec vue plongeante sur mon cerveau. Je me demande à quoi ressemble sa chambre, à lui. Parce qu'il en a forcément une, même si j'ai du mal à le concevoir. L'idée qu'il puisse posséder un lit avec des oreillers et un édredon, qu'il s'assoupisse, dorme et rêve dessus comme une personne ordinaire me semble... lunaire. Je ne l'imagine pas non plus faire des choses aussi triviales que fouiller le sol de ses pieds, à moitié endormi, pour enfiler ses pantoufles, ni même avoir des pantoufles d'ailleurs. Je ne le vois pas du tout rouler un tube de dentifrice pour éviter de gaspiller, se brosser les dents, fouiller dans sa commode en quête de ses vieux jeans délavés, s'habiller. Ou se déshabiller... et je... euh... Il ne...Voilà. Pourquoi je pensais à ça, d'abord ?
Contente-toi de mettre tes chaussures.
Oui. En plus, je n'ai...
Aïe, aïe, aïe.
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Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]
Romance-----[TOME 2]----- Il y a les secrets que l'on garde, le genre que l'on couve soigneusement et que l'on emmène jusque dans la tombe. Et il y a ceux qui sont faits pour être déterrés. Key Haven regorge de ces secrets. Quand l'un d'eux finit par explo...