On pense souvent qu'il est ardu de reporter sur le papier une scène en mouvement, parce que les coups de crayons figent un moment alors que la vie est dynamique, instable. Elle est un enchainement de gestes, d'actions et de fluctuations. C'est un peu comme la danse. Les gens ne conservent leurs positions qu'une toute petite fraction de seconde avant d'en adopter une autre sans même y songer.
Mais si la photographie peut capturer l'agitation et l'exposer au regard, le dessin n'en est pas moins apte. Il suffit de saisir et de geler chaque acte au bon moment, et les yeux extérieurs achèveront le mouvement d'eux-mêmes. Et hop, en un coup de crayon, on immortalise un bras en l'air, muscle contracté et poing fermé, une hanche déboitée. Et hop, les froufrous d'une robe qui s'envolent, en suspension. Puis c'est au tour d'une chevelure. C'est loin d'être aussi compliqué qu'on peut l'imaginer. J'en veux pour preuve que mes doigts trouvent sans peine leur chemin sur le papier pour répliquer l'un des endroits les moins statiques, les plus en vrac, qu'il m'ait été donné de voir.
- Elle dessine ! On sort en boîte et elle, elle dessine. Vous y croyez ? se moque gentiment Hunter en secouant la tête. Hé Lily, t'es vraiment strange, comme meuf, tu le sais, ça ?
Lui aussi est bizarre. En ce moment-même, une inconnue revêtue des couleurs du club est confortablement installée sur ses genoux. Je ne sais pas exactement quelles sont les attributions de cette fille, mais ce n'est pas une serveuse. Sans se soucier de qui peut le voir, le blond a glissé de manière éhontée une main sous sa jupe. Sous sa jupe ! Je ne sais pas ce que manigance sa main là-dessous et je ne veux pas le savoir, mais faire ce genre de choses en public, ça, c'est bizarre ! C'est même très bizarre, pourtant je ne le lui fais pas remarquer.
Je ne relève pas non plus sa petite pique et allège le poignet pour esquisser des silhouettes animées de la pointe de mon crayon. Ce club est nul. Franchement, je déteste. Je n'ose même pas lever les yeux parce qu'il y a une femme presque nue qui se contorsionne et travaille sa souplesse dans une cage géante, juste au-dessus de nos têtes. C'est l'un des lieux les moins agréables qu'il m'ait été donné de visiter, mais il présente l'avantage d'être une mine d'or artistique.
Une mine d'art. Les couleurs ciblées qui se mêlent langoureusement, les cocktails de lumières et de néons, l'ivresse des gens, leur extase artificielle, la danse qui floute le tout... Parfait ! Parfait pour me remettre en selle et exercer mon poignet au chômage.
Il fait trop chaud, j'ai le tournis, la vue et les pensées un peu brouillées à cause du "coca", et la musique à "boum-boum" me donne mal au crâne, mais je m'occupe, alors ça va. Tant que je tiens un crayon entre le pouce et le majeur, tant que je crée des couleurs, des courbes et des formes, je contrôle au moins une chose. Je crois que cela me rassure. Et puis, je ne pense plus à... Chris et tout le reste. Je suis presque sûre que les quelques gouttes d'alcool qui circulent joyeusement dans mes vaisseaux sanguins y sont pour quelque chose, mais je ne vais pas m'en plaindre. Je me sens d'humeur plus légère.
La petite table devant nous est envahie des boulettes de papier froissé de mes croquis avortés qui trainent près des six shots de tequila intacts. C'est toujours ainsi quand je dessine. Je mets trois cent ans avant de me satisfaire du squelette. Le squelette, c'est le plus important. Tout en dépend ! Le reste, c'est du gâteau.
Assise en tailleur sur la banquette moelleuse - et un peu humide des éclaboussures de la piscine - je me distrais en retrouvant mon activité favorite. Bon disons qu'elle viendrait en deuxième position sur ma liste, juste après "embrasser Royce". Oui, ça aussi, c'est une activité. Mais je ferais mieux de ne pas trop m'attarder dessus parce que le principal intéressé est juste à côté de moi.
Avachi contre le dossier en cuir comme un monarque sur son trône, il fait glisser son index autour du goulot de sa bière. Il n'a ni l'air de s'ennuyer, ni l'air de se divertir. Il ne parait pas non plus incommodé par le lieu. Comme dans tous les endroits où je me suis rendue avec lui, il ne semble ni à sa place, ni dépaysé. Il est simplement là, apparemment hermétique à tout.
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Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]
Romantizm-----[TOME 2]----- Il y a les secrets que l'on garde, le genre que l'on couve soigneusement et que l'on emmène jusque dans la tombe. Et il y a ceux qui sont faits pour être déterrés. Key Haven regorge de ces secrets. Quand l'un d'eux finit par explo...