Chapitre 39

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"L'amour est un esprit malin, l'amour est un démon. Il n'y a pas d'autre mauvais ange que l'amour". Ce n'est pas moi qui l'ai dit, c'est Shakespeare. Et lui, c'est une sorte de Docteur de l'amour, il doit maîtriser les élans du cœur comme un géologue les subductions. Si ce pro des sonnets a raison, si l'amour est bien comparable à un "démon", alors je suis en ce moment même en train de nourrir ce diablotin à la petite cuillère. Chaque fois que je remue en quête d'une meilleure position et que Royce me laisse faire sans broncher, la créature se resserre copieusement. Elle avale goulûment lorsque je prends ma respiration et que mes poumons se dilatent, repus d'un singulier parfum d'homme, de gasoil et de caoutchouc brûlé. Elle reprend du dessert dès que mon mécanicien expire et que son souffle chatouille le sommet de mon crâne, déversant en moi une pluie de frissons. La grande main immobile qui réchauffe mon dos à travers le coton de mon T-shirt ne me rend pas les choses aisées.

Je n'arrête pas de penser à elle. À ses doigts brûlants comme les braises. Au bras lourd qui y est rattaché. Impossible de craindre quoi que ce soit lorsqu'un bras de cet acabit se referme sur vous. C'est encore plus rassurant qu'une ceinture de sécurité, ou qu'un matin ensoleillé. Je me sens apte à regarder un film d'épouvante sans frémir. Un vrai long-métrage d'horreur, comme... "Insidious". Ou "The Conjuring" ! Comment un simple bras tatoué peut-il se métamorphoser en rempart protecteur, vous couper aussi radicalement du monde et réduire vos peurs les plus ancrées à de lointaines préoccupations ? J'ai l'impression qu'il ne pourra plus jamais rien m'arriver de mauvais. Qu'il soit fondé ou non, je me laisse bercer par ce sentiment de sécurité addictif. Pas trop quand même parce que le sommeil est toujours en vadrouille. Avec le même rictus machiavélique que les vautours dans « Blanche Neige et les sept nains », Morphée guette probablement le moment opportun pour fondre sur sa proie : moi !

Toujours fermement décidée à ne pas me faire prendre dans ses filets, je modifie une énième fois ma position et remonte un peu contre mon mécanicien, resserre légèrement mon étreinte autour de lui et change mon menton d'épaule. Je le pose sur la droite, la joue scotchée à son cou. Je n'en reviens toujours pas de cette aubaine, j'aimerais me retourner vers la fenêtre pour louer ma bonne étoile, mais le ciel est tellement encombré d'astres que j'aurais bien du mal à la différencier des autres étoiles. Et puis, je préfère me concentrer sur Royce. Là, même l'air n'a plus la place pour s'immiscer entre nous. J'adore ! C'est décidé, je ne bougerais plus jamais de là ! Tous les autres endroits de la terre sont nullissimes en comparaison. En revanche, mon bien-être ne doit pas être très contagieux parce que Royce s'est raidi. Sa main exerce une légère pression entre mes omoplates et il se permet un juron :

- Putain... Tu vas faire ça encore longtemps ? me gronde-t-il.

C'est la première fois que sa voix rocailleuse perfore le silence de ma chambre depuis... plein de minutes. J'ai perdu le compte dans ma chrysalide de béatitude où la lumière timide de ma lampe de chevet embrasse la nuit. Elle traverse furtivement la pièce enténébrée, l'éclaboussant des poussières d'une aube imaginaire. Elle nimbe le mobilier d'un tendre halo mordoré et sa lueur tremblotante drape le rose de mes murs pour un rendu... Féérique. Enchanté. Comme cet instant. Ce moment, quel que soit le temps qu'il durera et la façon dont il s'achèvera, finira à n'en pas douter dans ma boîte à trésors.

- De quoi ? j'interroge mon mécanicien sans me résoudre pour autant à me détacher de lui.

Plus jamais.

- Arrête de remuer, précise-t-il d'une voix tendue en raffermissant sa prise autour de mon dos pour appuyer son exigence. Je suis pas en bois.

Je ne saisis pas très bien ce que le bois vient faire là-dedans. Ça ne m'empêche pas de plaider :

- Je vais m'endormir si je reste immobile. Je suis déjà à deux doigts.

Si seulement j'avais du Coca-Cola, j'en viderais deux bouteilles sans m'arrêter au goût médiocre de ce symbole américain. C'est toujours moins mauvais que le café. De toute façon, je n'ai ni l'un, ni l'autre sous la main.

Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant