J'ai l'impression qu'un samouraï vient de fendre mon cerveau en deux. Comme ça. D'un coup de sabre. Il n'y a pas de hurlement, ni d'effusion de sang. C'est juste que j'ai maintenant deux moitiés de cervelle distinctes et indépendantes, incapables de communiquer entre elles pour décider de ce qui est le plus urgent à traiter. L'hémisphère gauche polarise toute son attention autour de Chris et, dans la panique, fait vibrer mon crâne en imitant une sirène d'alerte à la tornade. Celle de Chicago, la plus terrifiante. L'hémisphère droit, en revanche, n'en a strictement rien à faire de mon oncle. Pris en otage par une foule de Lily miniatures déchaînées, il est encore accaparé par le quart d'aveux de Royce. Parce que c'est de cela qu'il s'agissait, hein ? C'est forcément ça !
Il a dit qu'il n'embrassait pas de filles. Pas d'autres filles. Ça veut forcément dire quelque chose !
Chris est là.
Je sais, mais Royce a dit...
Chris est là ! Et il a participé à ta conception !
Oui, mais Royce...
À forces presque égales, la joie et l'appréhension s'affrontent sans pitié dans ma cage thoracique. Elles forment une mixture explosive. Malmenée par mes deux lambeaux encéphaliques, je ne peux rien faire d'autre que cligner des yeux à un rythme régulier pour empêcher ma cornée de se dessécher. J'ai une vague idée de l'image que je dois renvoyer. Quelque chose de très ressemblant à un saumon échoué sur une rive qui gesticule et se débat sur le sable, complètement hébété. Est-ce que les saumons clignent des yeux ? Ça m'étonnerait.
Quelque part, au milieu du champ nuageux qui brouille le ciel, un rayon de soleil lilliputien parvient à se frayer un chemin dans la grisaille. Sa trajectoire linéaire se termine près du poignet de Chris et, dans sa précipitation, le filet de lumière cogne sur le cadran de sa montre, rebondit, et vient m'aveugler. C'est fou, mais ça me réveille. Je retrouve mes esprits. Dans mon cerveau, le rideau de fer tombe et les deux hémisphères font la paix pour me permettre d'analyser la situation.
À trois grands pas de distance, mon... oncle me dévisage. Ses deux rayons laser cobalt me traversent comme si j'étais en plexiglas. Je ne suis pas prête. Pas prête à faire face à la réalité, pas prête à lui faire face à lui, pas prête à entendre ses explications, quelles qu'elles soient. Chris est mon père, d'une certaine façon, je l'ai bien intégré. Sauf que je ne suis plus certaine de savoir ce que cela veut dire.
Qu'est-ce qu'un père, au fond ?
Mon père, c'est papa. Wyatt Williams.
Et Chris, maintenant, un tout petit peu.
Ce fait avéré, qui me tirait des sueurs froides et des haut-le-cœur dans les premiers temps, ne m'évoque plus qu'une espèce de vide. Ou une forme indistincte et très floue... un membre fantôme vaguement douloureux. Ce n'est pas tout à fait de la résignation, mais ce n'est plus vraiment de l'horreur. Juste une tristesse un peu lasse.
Perdue dans mes pensées, je mets un petit moment à percevoir la tension crépitante qui alourdit l'air en circulant entre les deux hommes. C'est seulement là que je prends conscience d'être toujours plantée entre les jambes de Royce. Lui aussi me fixe, mais pas d'une façon qui m'implanterait des papillons amoureux dans l'estomac. Son expression s'est refermée à double tour, il s'est à nouveau barricadé derrière son armure de givre et d'indifférence. Il n'a pas bougé. Son dos demeure soudé au bois du cabanon et il ne cherche pas à s'écarter ou à me repousser physiquement. Il n'en a pas besoin : il est déjà à des kilomètres.
On s'en fiche ! Il n'embrasse personne d'autre, tu te souviens ?
Je me dépêche quand même de faire un pas en arrière sans que cela ne tire la moindre réaction au mécanicien. Il me regarde faire sans plus, les mains au fond de ses poches, l'œil froid. Plutôt que de me torturer à essayer de le percer à jour, je pivote vers mon autre problème. Mon "autre problème" scrute tour à tour son employé et moi. Depuis quand est-ce qu'il était planté là, d'abord ? Qu'est-ce qu'il a entendu ?
VOUS LISEZ
Pure [Sous contrat d'édition chez HACHETTE ROMANS]
Romance-----[TOME 2]----- Il y a les secrets que l'on garde, le genre que l'on couve soigneusement et que l'on emmène jusque dans la tombe. Et il y a ceux qui sont faits pour être déterrés. Key Haven regorge de ces secrets. Quand l'un d'eux finit par explo...