Chapitre 64 - Jack

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04 Janvier 2015


Ma tablette sur les genoux, je consultai le planning des réservations. Mes deux restaurants, le First et l'Ischia, étaient complets pour les six prochains mois. Toute mon équipe en tirait une immense fierté. Et moi encore davantage. Cet accomplissement, jamais je n'y serais parvenu sans l'implication de chacun. Pour leur témoigner ma reconnaissance, et surtout je dois l'avouer dans la perspective qu'ils ne soient pas tentés de rejoindre la concurrence, depuis maintenant deux ans, calculée sur le chiffre d'affaires annuel cumulé de mes deux établissements culinaires, je versais à chacun de mes salariés une prime exceptionnelle. Un cadeau de fin d'année qui représentait plus de quatre mois de salaire. De quoi se faire plaisir ainsi qu'à leur proche. Quant à moi, mon présent, celui que mes finances me permettaient d'offrir à Ashley, se trouvait dans le quartier historique de Brooklyn Heights. Une maison à l'architecture victorienne. La semaine dernière, accompagné de Monsieur  , l'agent immobilier en charge de nous trouver notre nid douillet, je l'avais visitée.

Après des mois de recherche où tous les biens que nous avions vu étaient d'une déception sans borne, en réponse à mon pessimisme, il m'avait promis que je ne regretterai pas mon déplacement. Et il ne s'était pas trompé. Un véritable coup de foudre. J'étais sous le charme de cette maison et de son cachet unique, presque hors du temps. Construite dans les années dix-huit cent, tout en pierre de grès gris et blanc, un escalier dans le même matériau permettait d'accéder à la porte principale. Pas habitable en l'état, des travaux de rénovation étaient indispensables avant de pouvoir y en ménager. Rien que l'espace de vie était cloisonné de pas moins de huit pièces, empêchant la lumière naturelle d'apporter son éclat. Quant aux fenêtres, elles n'étaient que des passoires incapables d'empêcher l'humidité, ainsi que l'air glacé de vous geler les os. La dernière propriétaire, une vieille dame de plus de quatre-vingt ans, n'avait jamais entrepris de travaux de rafraîchissement des lieux, ni ses parents avant elle. Trois générations s'étaient succédées sans entamer la moindre rénovation. Et pourtant, elle était parfaite. 

Décédée quinze jours avant thanksgiving, tout son patrimoine immobilier revenait à son fils unique, un imminent archéologue installé depuis près de vingt ans au Caire. N'ayant plus d'attache aux États-unis, son seul désir était de se débarrasser au plus vite son héritage familial. De peur que cette bâtisse d'un autre âge ne ravive le coeur d'un autre acheteur, en attendant qu'Ashley la visite, monsieur Lascow avait posé une option. À mon grand soulagement, le vendeur l'avait acceptée. Durant les deux prochaines semaines, il s'était engagé à décliner tout offre d'achat en dehors de la notre. Maintenant, il ne me restait plus qu'à espérer que ma douce ensorceleuse tombe elle aussi sous le charme des trésors que recelaient la maison. Et si tout comme moi, Ashley parvenait à imaginer notre vie de famille entre ces murs, dès ce soir, notre agent immobilier enverrait une proposition très généreuse afin que nous devenions les nouveaux propriétaires. Mais avant, j'étais attendu chez ma mère.

Et j'étais en retard.

Pour mon excuse, ma réunion matinale, c'était légèrement éternisée. Sans peine, j'entrevoyais l'air soucieux que ma mère m'adresserait en m'ouvrant la porte. Hier soir en début de service, elle avait fait éruption au restaurant pour me proposer cordialement de me joindre à elle pour le déjeuner. Adolescent, mon père nous avait réunis, sa jeune tribu comme il aimait à nous appeler, pour nous prévenir que lorsque ma mère engageait une conversation sur un ton surfait d'amabilité mieux valait ne pas aller à son encontre. À plusieurs reprises, ce judicieux conseil nous avait prémuni d'une discussion sous son regard perçant et désapprobateur. Alors lorsqu'elle avait débarqué dans son tailleur pantalon rose acheté probablement dans une boutique de luxe entre Bleecker Playground et Christopher Street pour m'exhorter à poser mes fesses autour de sa table pour déguster un brunch en présence de mes ainés, il n'aurait pas été judicieux pour ma propre survie de refuser son invitation.

Notre valse en trois temps - tome 2 - Et siOù les histoires vivent. Découvrez maintenant