Chapitre 65 - Jack

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Prendre le métro pour rejoindre Ashley n'était peut-être pas mon idée la plus judicieuse, surtout que depuis ce matin, j'enchaînai les retards. Elle et moi devions nous retrouver directement à Brooklyn Heights, et deux pâtés de maisons me séparaient encore d'elle. J'accélérai le pas. Poussé par les vents froids polaires, son avion avait atterri avec dix minutes d'avance, et elle s'était directement rendue en taxi au point de rendez-vous. Je croisai deux femmes en tenue de sport assez courageuses pour braver les températures négatives, puis tournai sur ma gauche. Encore quelques enjambées, et je la verrai, notre futur maison.

Et alors que je remontai l'avenue, prêt à tomber à nouveau sur le charme de l'escalier en pierre et de ses balustres dont la forme arrondie du bas rappelait les hanches généreuses d'une femme, je la vis, elle. Éblouissante, dans son long manteau ceinturé à sa taille dont la couleur pourpre jurait avec le blanc virginal qui l'entourait. Elle s'entretenait avec monsieur Lascow. Après la tempête que la rencontre de Svetlana avait déclenchée entre Ashley et moi, plus jamais elle ne s'était immiscée entre nous. Et je n'avais nul besoin de la questionner pour savoir qu'elle ne regrettait pas de l'avoir éloignée de notre couple. En plus, elle s'entendait à merveille avec monsieur Lascow.

Je me rapprochai un peu plus.

Les mains dans les poches, chaussée d'une paire de bottes noires, elle se balançait légèrement d'un pied sur l'autre. À la voir, le froid cinglant ne devait avoir aucun mal à pénétrer le cuir de ses chaussures, même si sur la partie haute elles étaient recouvertes d'une fausse fourrure gris chiné. Un cache-oreille pour seul protecteur, ses cheveux sous l'emprise d'une bourrasque dansèrent une valse improvisée autour de son visage. Comme au premier jour, je fus frappé par sa beauté. C'était étrange comme sentiment. Rien n'avait changé, elle était aussi belle qu'au premier jour, et pourtant elle était si différente.

Tout absorbé à leur conversation, aucun des deux ne me vit traverser la rue. Dans ma course pour la rejoindre et la serrer dans mes bras, comme après une trop longue absence alors que je l'avais quittée depuis deux jours, mon estomac se noua sous l'effet de la jalousie. L'éclat de rire d'Ashley me fit souffrir. Tel un geôlier, je désirais être l'unique source de ses joies, de ses larmes, de ses espoirs et de toutes les autres choses qu'elle avait à offrir. Selon ma mère, être amoureux ne faisait pas tout. Sans doute était-ce vrai pour les autres couples, mais pour Ashley et moi, c'était le ciment qui nous avait permis de surmonter tous les obstacles.

— Heureux de constater que la perspective de cette visite te met en joie, soulignai-je une fois à sa hauteur.

Au son de ma voix, elle se crispa l'espace d'une nano seconde. Ce fut si imperceptible que je me demandai si mon esprit ne me jouait pas un vilain tour. Surtout que mon pressentiment fut immédiatement chassé par le goût cerise de ses lèvres. Son gloss était une douceur fruitée.

— Monsieur Lascow, finit-elle par ajouter en entremêlant nos doigts, me rapportait ses ronflements au cours du ballet Raymonda. Et malheureusement, la femme qu'il essayait de séduire n'a pas du tout apprécié son sens de la musicalité.

— Oui, confirma-t-il. Et elle a été très claire sur nos chances de nous revoir.

Ashley gloussa.

— Vous m'en voyez navrée. Mais au moins maintenant vous avez la certitude qu'assister à un ballet n'est pas votre atout pour séduire une femme.

Je l'observai avec attention badiner. Dans un battement de cils, elle tenta de cacher la fatigue qui assombrissait ses traits. La légèreté qui l'animait avant que je n'interrompre sa conversation n'était en fait qu'une façade. Son état d'épuisement était évident. Des cernes creusaient le dessous de ses yeux, et son regard habituellement si vif était presque éteint. Je pressai plus fortement sa main et décidai de ne pas éterniser cette visite. Ashley avait besoin de repos et étant donné qu'elle était attendue dès demain pour une garde de nuit, elle n'avait en perspective que peu d'heures de sommeil avant de reprendre l'avion.

Notre valse en trois temps - tome 2 - Et siOù les histoires vivent. Découvrez maintenant