Chapitre 66 - Ashley

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Habituellement, je n'étais pas sujette aux nausées. Mais depuis deux jours, je ne parvenais pas à me défaire de ce goût âpre. Il anesthésiait totalement ma bouche m'empêchant d'avaler toute forme de nourriture. En plus de ma lutte pour ne pas répandre le contenu de mon sac gastrique sur le siège arrière du taxi, sur un autre front je combattais une violente migraine. Sans mon consentement, mes pensées menaient une guerre à coup de canons et de mousquetons frappant continuellement contre mes tempes. En silence, je hurlai de douleur. Il devenait impératif que je me débarrasse de ce mal de tête. Je tirai sur le cordon serrage en cuir de mon sac à main en forme de seau pour récupérer à l'intérieur ma petite trousse dorée. J'en sortis un comprimé de tylénol ainsi qu'une petite bouteille d'eau. Depuis le début de la journée, j'étais déjà à mon quatrième cachet, mais rien n'y faisait ma céphalée ne m'accordait aucun répit.

Discrètement, je me tournai vers Jack. Les phares jaunes des voitures venant en sens inverse dansaient sur son manteau. Comme s'il était une toile vierge, les lumières prenaient vies offrant un ballet de formes cubiques s'entremêlant, s'étirant puis se séparant au fur et à mesure que notre voiture progressait. Pour la énième fois, je tentai de cerner ses pensées, mais le masque qu'il avait revêtu à la suite de l'inquiétude que j'avais fait naître en lui, ne me laissait toujours entrevoir qu'une seule émotion. Ce n'était ni la peur, la tristesse ou encore le dégoût. Celles-ci m'auraient paru moins dangereuses. Je me sentais en mesure de les surmonter pour nous deux. Mais sa mâchoire contractée, si crispée que de petits muscles palpitaient sur toute la longueur de sa mandibule témoignait de sa fureur. Une colère telle que de ses traits transperçaient une dureté que jusqu'alors je ne lui connaissais pas. Cette rage m'effrayait, je craignais qu'elle ne mute en une haine profonde à mon égard.

Et pourtant, je ne parvenais pas à regretter ma décision. Elle était source de tourments, c'est vrai, mais nullement de regrets. Dès l'instant où la bille de mon stylo sur le papier à en-tête de l'hôpital scella mes prochaines années, un flot très disparate d'émotions s'était mis à pulser à travers mes veines. L'orgueil aussitôt étouffé par la fierté accompagna la première boucle de ma signature, j'étais une femme, métisse, jeune et talentueuse. Mes compétences, mon travail étaient reconnus. Mais alors que juste sous mon patronyme, en bas de la feuille,  j'étirai un peu plus l'encre, une détresse glaciale s'était emparée de mes alvéoles pulmonaires. Jack, partagerait-il ma joie? Comprendrait-il ma décision? Allais-je tout perdre? C'était ces questions en boucle de ma tête qui m'empêchaient de trouver le sommeil. Elles martelaient en permanence les mêmes réponses. Et tandis que le taxi dépassait l'un des derniers piliers du pont de Brooklyn, je n'y tins plus et sortis de mon mutisme.

— Avant hier, commençai-je après m'être raclée la gorge davantage pour me donner du courage que pour m'éclaircir la voix, j'ai accepté une proposition sans te consulter.

À chacun de mes mots, le visage de Jack s'était encore plus fermé pour n'être maintenant qu'une pierre anguleuse aux aspérités tranchantes.

Je déglutis convulsivement, alors que lui exhala un soupir d'exaspération.

— Pas maintenant, Ashley. Attendons d'être rentrés à l'appartement.

Le goût de bile envahit de plus belle ma bouche. Sa présence fut telle que je plaquai ma paume sur mes lèvres pour retenir un spasme.

Ashley.

Mon prénom, pour la toute première fois entre ses lèvres, me procura l'envie de vomir. La sécheresse avec laquelle il l'avait prononcé me bouleversait. Où étaient donc passés ses mots? La promesse qu'ensemble nous surmonterions tout. N'étaient-ils qu'un camouflet? Je mordis l'intérieur de ma joue, fort, encore plus fort. Toujours un peu plus jusqu'à percevoir un goût métallique dans ma bouche. Mes larmes n'avaient pas leur place pour le moment.

Notre valse en trois temps - tome 2 - Et siOù les histoires vivent. Découvrez maintenant