I. Où Jonathan Rivière aurait mieux fait de rester couché.

228 12 79
                                    

PARTIE I

Où on apprend qu'on est toujours le seul à pouvoir s'assurer de croire en ses rêves.

I

On ne peut pas affirmer que les abords du quai numéro treize étaient un paradis pour les bronches. Il y paressait toujours des nuages de vapeur lourde, opaque, et surtout blanche comme de la ouate — mais on s'y faisait, se disait-on ; et les tuyaux de cheminées s'accommodaient bien de ces brouillards nébuleux ; et même si on y toussait comme des ombres malades du matin jusqu'au soir, les obscurités des grandes arches de fer soulevaient en arcs-boutant les volutes épaisses, telles des lourdes vagues d'écume, qui dansaient en glissant sur les pavés des quais.

Cependant les apparences sont trompeuses — et le quai numéro treize, on le savait, était désaffecté depuis des lustres. Plus aucun aérostat à vapeur ne venait s'y apponter comme autrefois, pour aller pulluler dans le ciel grisâtre. D'ailleurs les ailes des dirigeables venaient parfois frôler les grandes arches de cuivre, mais sans jamais s'y arrêter. Et pour cause ; si le quai numéro treize, qui éraflait les nuages comme un éperon de métal et de cuivre, encore troué par des travaux inachevés — si le quai numéro treize avec ses arcs rouillés empêtré par les filins abandonnés des échafaudages et son large sol à peine arrimé aux tours vacillantes de la grande gare de Mathusalem, presque posé en équilibre sur les clochers des tourelles, grinçant comme un bateau échoué au moindre coup de vent, — ainsi donc si le quai numéro treize était désaffecté depuis des années,...c'était parce qu'un vieux fou s'y était installé, et y vivait dans une relative tranquillité, avec ses murs qui craquaient et ses arcs qui grinçaient, si lourds que chaque jour ils pourraient le précipiter dans l'abîme.

Ce vieux fou (car cela serait hautement irrespectueux de continuer à l'appeler ainsi durant toute la durée de ce récit, je suppose) avait pour nom Abraham Bones. C'était un excentrique plutôt qu'un fou, d'ailleurs. Autrefois responsable du quai numéro treize, il avait reçu la nouvelle de sa désaffectation comme un coup de massue — d'aucuns disaient même qu'il ne l'avait jamais vraiment acceptée, tout comme il était chose admise qu'il ne croyait toujours pas à la mort de sa fille. Cette dernière, Isobel Bones, avait pourtant entamé une carrière probablement cent fois plus glorieuse que celle de son paternel, puisqu'elle s'était, quelque vingt ans plus tôt, distinguée comme la plus grande exploratrice de sa génération. Oh, bien sûr, disposer d'un aérostat à vapeur comme le William Bones avait pu être un avantage. Mais il y avait le reste — un reste que Abe n'avait jamais pu assurer comme icône du jeune courage. Sa fille était un symbole ; et on avait décapité sa carrière en pleine ascension fulgurante,...lorsque le William Bones s'était abîmé en survolant l'Oural.

Abe Bones n'était pourtant pas resté seul tout ce temps, dans sa viduité désespérée. Mais cela est une autre histoire, je vous prierai donc d'attendre un peu ; chaque chose viendra en son temps.

Ainsi il devait être huit heures et le jour tombait déjà sur Mathusalem. Comme des flèches de lumière, quelques traits rouges encraient les nuages gris et le brouillard qui enveloppait les ombres des tours. Tout cela en silhouettes de papier bistre se découpait brutalement, et le ciel d'aquarelles se perçait d'orange ;...sous les rayons brumeux, Jonathan Rivière courait à peine sur les pavés de la grand-rue.

Son haut-de-forme penchait sur sa tête comme un tuyau de cheminée. Le manteau sur le bras, à moitié passé sur l'épaule gauche, il filait comme un enfant en retard pour sa classe ; et son air terrifié n'était pas fait pour détromper le passant à ce sujet, bien que les cabs à cette heure commencent déjà à se faire plus rares.

Fils d'immigrés Français, Rivière n'avait connu que les vapeurs et les tours de Mathusalem et ignorait relativement ce que pouvait être un horizon. Il vivait comme un brave célibataire dans un petit pied-à-terre des quartiers ouest, juste au-dessus d'un pub bruyant qui l'empêchait de dormir la nuit. On lui avait bricolé une formation de mécanicien d'aérostat en patchwork admirable de scribouillard et de machiniste ; mais à Mathusalem, le travail, pour tout ce qui touchait aux automates à vapeur, ne manquait pas ; et il avait fini à sauter de cab en cab, tenant d'une main un plan du mécanisme et son chapeau de l'autre.

LA THÉORIE DU CHAOS - premier axe : 𝓁ℯ𝓈  𝒸𝒽𝓇ℴ𝓃ℴ𝓃𝒶𝓊𝓉ℯ𝓈Où les histoires vivent. Découvrez maintenant