LA THÉORIE DU CHAOS - premier axe : 𝓁ℯ𝓈 𝒸𝒽𝓇ℴ𝓃ℴ𝓃𝒶𝓊𝓉ℯ𝓈

VI. Où un vieil homme ne trouve rien d'autre qu'un vide dans son dos.

Où on apprend que cinq milliards de personnes inimitables sur Terre érigent l'individualité au rang d'art, et que le plagiat artistique, c'est fichtrement mal vu.

VI

Rivière se souvint toute sa vie de cette visite terrible dans la cabine de pilotage. Devant lui, Seamus, mince et obscur comme l'ombre d'un corbeau, se tenait droit et raidi.

Même le porte-manteau celtique était mal à l'aise devant Abe Bones. Enfin, non ; pas précisément ; Seamus n'était que presque jamais mal à l'aise. Mais sa défiance ombrageuse était palpable comme un nuage de cendres.

La cabine était pourtant belle, et aurait pu détourner l'attention de plus d'un mécanicien, y compris Rivière, dans d'autres circonstances. Les murs lambrissés avaient des reflets d'ambre ; et le soleil, face à eux, qui miroitait sur le flanc des montagnes de glace, s'engouffrait par l'immense baie vitrée en croissant distendu ; et face au bureau de commandes — une multiplicité effrayante de soupapes sifflantes et de leviers aux cadrans affolés — Abe Bones, dans sa chaise roulante mal fichue, faisait mine de ne pas les voir.

Même si le mage lui tournait le dos, Rivière sentit précisément l'air se crisper de rage contenue, comme des mâchoires contractées.

« Il est là » lâcha Seamus du bout des lèvres.

Abe se redressa et fit volte-face vers eux, autant qu'il le pouvait avec sa chaise roulante, le regard éclairé.

« Ah ! Mon garçon ! » s'exclama-t-il dans un grand sourire, sans même un coup d'œil à Seamus. « Je vais pas te manger, approche. »

Rivière jeta un coup d'œil hésitant au mage, qui s'était tendu en une immobilité crispante — sans trop savoir quoi faire, il fit un pas mal assuré en avant.

« Allez, viens » l'incita Abe.

Rivière jeta un dernier regard incertain à Seamus, puis finalement marcha jusqu'au panneau de commandes.

« Bon, tu ne seras pas mal ici » rit le vieux en se retournant dans sa chaise. « T'as fait connaissance avec Seamus ? Brave garçon. Un peu taiseux peut-être.

— Je n'ai pas trouvé » fit timidement Rivière.

Il rougit brutalement à l'idée qu'on ait mal interprété ses paroles, qu'on ait compris le contraire, qu'on puisse penser qu'il s'opposait à l'idée que Seamus soit un brave garçon. Mais Abe avait fait mouche et Seamus voyait trop clair dans le petit machiniste alevin ruisseau pour lui supposer une méchanceté si vive.

Abe eut une mimique de surprise et jeta un coup d'œil à Seamus, qui se tendait noiraud comme une corde d'arc, dans l'ombre de la cabine. L'ombre allait partout avec lui, même là où le soleil noyait tout, en flots d'or tropical.

« Ah oui ? » s'étonna le vieux. « C'est pas habituel. Enfin, il doit t'avoir à la bonne. Autrement il fait la gueule, tu verrais ça... »

Il ricana et Rivière gêné fit discrètement signe à Seamus qu'il n'y était pour rien. Le mage inclina la tête, compréhensif et vénéneux, le regard de noirceur furibonde, les poings serrés dans les plis du manteau.

« Alors, » reprit Abe qui ne les voyait plus, « c'est quoi, ton nom, déjà, garçon ?

— Rivière » répondit Rivière avec une gêne qu'il ne s'expliquait pas, « je m'appelle Jonathan Rivière.

— Ah ouais » repartit Abe. « Enfin, ouais, non » ajouta-t-il quelques secondes plus tard, après un silence terriblement embarrassant. « Je me souviens pas du nom du gars qui a répondu à l'annonce.

— C'était moi » fit remarquer Rivière, d'un ton de patience stoïque.

« Ouais » ricana Abe comme une évidence. « Ouais, je crois bien, sinon il y aurait un problème. Tu t'y connais en machines, garçon ?

— Je pense » fit prudemment Rivière, qui n'avait qu'une envie ; quitter la pièce et retourner dans la petite chambre défoncée, pour rejoindre l'allié qu'il s'était fait dans la personne du mage aigu et obscur.

« C'est bien, » sourit Abe, l'air un peu absent. « C'est bien, content pour toi. On va en avoir besoin. »

Seamus faisait des grimaces agacée dans le dos du vieillard et cela eut au moins le don de détendre un peu un Rivière crispé à l'extrême. Abe reprit :

« Bon, Seamus a dû te faire un petit résumé de la situation, il n'est pas stupide. » (Rivière opina énergiquement aux deux affirmations.) « Tu penses pouvoir gérer le chrononef ? Tu comprends, garçon, ça serait catastrophique s'il nous lâchait.

— Je n'en ai aucune idée » répondit Rivière, embarrassé, avec toute l'honnêteté dont il était capable, de qui faisait beaucoup. « Je n'en ai jamais vu. Mais s'il dispose d'un moteur...des unités habituelles pour une machine lambda...je peux toujours essayer.

— Tu n'es pas un charlatan, dis-moi ? » S'enquit brusquement Abe, et Seamus eut un soupir exaspéré depuis son coin ombreux.

« Non ! » Se récria immédiatement Rivière, dans un rougissement heurté. Sa spontanéité fit sourire Abe. Ou le petit mécanicien était un surdoué de la fausseté, ou il était sincère, et à le voir écarlate de fierté enfantine, on ne pouvait se tromper sur son compte.

« Bien » sourit Abe. « Tiens. » Sans prévenir, il fourra dans les bras de Rivière un rouleau de papier qui faillit bien échapper au mécanicien, puis balança par-dessus un petit carnet à couverture de peau brunâtre.

« Le chrononef peut faire peur à première vue » lâcha-t-il, en manœuvrant de sa chaise roulante jusqu'à la porte de la cabine de pilotage. « Tout ça, » ajouta-t-il avec un coup d'œil au rouleau et au carnet dans les bras de Rivière, « c'est les plans et une description détaillée du mécanisme. Tu les liras le plus vite possible. J'ai rajouté des notes sur les bases théoriques du voyage dans le temps, histoire que tu comprennes tout. Tu ne m'as pas l'air bête du tout, garçon. Quand tu auras fini, viens me voir, et on jettera un coup d'œil à la bête en vrai. Mais je ne veux pas te refroidir en te mettant directement face à sa complexité. Tu verras, c'est une pièce rare. »

Il soupira et arrêta sa chaise roulante face à la porte.

« Seamus, tu veux bien le raccompagner ? »

Seamus lui jeta un coup d'œil aigu depuis l'ombre de son œil écailleux, puis eut un regard à Rivière. Le petit mécanicien se mit le rouleau sous le bras, sourit rapidement à Abe, et ils disparurent de la cabine, sans un bruit.

Le vieux laissé seul se voûta derrière la porte fermé, accablé par un poids invisible.