XV. Adieu aux vents et aux êtres

47 5 30
                                    

XV

Où le risque de tenter est préférable à la lente agonie du regret.

Rivière regrettait plutôt. Ou, du moins, s'il en avait eu la liberté, croyez bien qu'il aurait amèrement regretté sa décision.

Rivière avait certains défauts — une relative timidité, une incapacité à dire non à certaines personnes assez limitante — mais il n'était pas couard pour un sou, et surtout doué d'une loyauté sans faille. Oui, pour lui, ce n'était pas une question de courage, mais de confiance envers ses camarades, qui devaient l'attendre en haut. Pas une fois il ne songea à ce qu'un abandon voudrait dire quant à son estime personnelle. Il était focalisé sur ceux qui l'attendaient en haut, et son regard portait presque.

Descendre une falaise enneigée sans cordée peut paraître au premier abord une affaire assez délicate. Hé bien, vous pouvez me croire, vous êtes très loin du compte en vous imaginant que c'est franchement difficile. En réalité, c'est tellement dur qu'on approche pratiquement du suicide inconscient. Rivière s'était imaginé que c'était faisable, compliqué mais faisable, et il commençait à revoir ses ambitions un tantinet à la baisse.

Son pied gauche ripa et il faillit être précipité dans l'abîme, si sa main gauche qui gelait n'avait par réflexe subitement accroché une saillie à côté de sa tête, qui l'écorcha méchamment.

« Oh, mandrins et tourillons » siffla-t-il entre ses lèvres qui tremblaient de froid, « si je m'en sors je déménage sous les tropiques, au milieu d'une plaine bien plate. »

Il se rétablit avec difficulté et reprit son souffle. Le pire était la glace, qui le faisait glisser terriblement, même lorsqu'il croyait avoir les meilleurs appuis. Il serra les dents, transi de haut en bas, les paupières givrées.

« Bon. Pied droit... »

Il planta la pointe de son soulier dans la neige et vérifia sa prise, qui s'avéra à sa grande joie être plutôt sûre.

Depuis une vingtaine de minutes il descendait ainsi, pied par pied, les dents serrées, avec ses doigts coupés de partout par la glace, dans le froid qui le cinglait jusqu'aux os. C'était une entreprise de forcené, il en avait à peine conscience. Il s'enfonçait dans l'ombre, aveuglé, obscur, et seuls les flocons vaguement blanchissait le tout, il n'y avait qu'une ombre grisâtre tout autour, et le givre qui mordait ses genoux trempés et ses pieds qui le faisaient souffrir.

Il y eut soudain un bruit mou, presque de sable.

Rivière ferma les yeux, tendu en une longue crampe humaine, les épaules crispées de vingt minutes de descente. On pouvait s'attendre à tout, ici.

Rien.

Il rouvrit un œil, secoué de frissons glaciaux.

Son pied droit était posé sur quelque chose de plutôt stable, quoiqu'assez froid, et suffisamment profond pour que la pointe de son soulier s'y soit drôlement enfoncé.

Il baissa le regard. Eut un ricanement nerveux.

Qui partit en rire hystérique lorsqu'il réalisa pleinement ce dont il s'agissait.

C'était de la neige. De la bonne, grosse neige, sans givre en-dessous, qui gisait en brillant doucement, grisâtre d'ombre au fond du gouffre. Elle s'étendait autour de lui — plutôt plane — et il sentit en soulagement immense l'étreindre, si fortement qu'il en tomba à genoux, à bout de forces.

« Oh...mandrins et tourillons... » balbutia-t-il dans un sanglot de joie, qui lui gela les joues.

Il avait atteint le fond.

LA THÉORIE DU CHAOS - premier axe : 𝓁ℯ𝓈  𝒸𝒽𝓇ℴ𝓃ℴ𝓃𝒶𝓊𝓉ℯ𝓈Où les histoires vivent. Découvrez maintenant