V. De bien étranges retrouvailles

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Dans mon ami, je trouve un autre moi-même.

V

Seamus marchait comme sur des œufs.

En vérité, l'expression était presque littérale. Pour être exact, Seamus marchait sur : quelques débris de verre épars, des mégots de cigarette, pas mal de cendres d'origine indéterminée, deux-trois emballages dégoûtants et visiblement quinquagénaires et un parquet par-dessous qui, à moins que ça ne s'avère insuffisant, aurait bien besoin de se faire nettoyer en détournant un fleuve ou deux.

Il y avait peut-être un œuf dans le tas. Ce n'était pas la priorité actuelle du jeune mage.

Quelques cafés à Mathusalem avaient pris au mot la révolution industrielle et s'étaient jetés dans le monde tout neuf de la surconsommation en chantant des Hosanna. C'était déjà le cas dans le Mathusalem que connaissait Seamus, mais c'était devenu flagrant dans celui-ci, un peu différent quoique pas tout à fait. Le jeune mage s'était permis deux-trois remarques sarcastiques à l'envers de la ville, mais à son grand dam, Rivière n'avait pas relevé.

Le Dauphin Hilare n'avait de moyenâgeux que le nom. C'était un café résolument art nouveau, résolument emberlificoté dans des entrelacs décoratifs, résolument cuivreux et résolument versé dans la déco mécanique inutile, et en ce sens c'était peut-être aussi le plus résolument jeté dans le susdit monde tout neuf de la surconsommation en chantant des Hosanna. En un certain sens, Seamus avait l'impression que tout le budget était passé en gros écrous stupides et en trucs pas franchement identifiés en fonte délicate. Le personnel de ménage aurait peut-être fait tache sans le scaphandre orange visiblement de rigueur.

Rivière tira précautionneusement une chaise de métal ouvragé et s'y assit comme s'il avait peur de lui faire mal. Seamus se fourra la main dans la manche et prit un soin quasi nareux pour que sa peau ne touche pas une seule fois le petit guéridon qui, il faut bien l'avouer, semblait servir à tout sauf à se faire poser des trucs dessus.

Rivière leva les yeux au ciel.

« Quoi ? » répliqua Seamus en s'essuyant la manche contre son manteau. « Cet endroit peut te filer le tétanos juste en y rentrant. Je sais pas combien ils ont mis dans le budget rouille et engrenages, mais je suis pas sûr que mes vaccins soient à jour. Je suis juste prudent, c'est tout.

— N'exagère pas, » fit tranquillement Rivière alors que Juin s'asseyait à côté, suivi par Janvier.

« J'exagère pas. » Seamus grimaça avec un regard méfiant vers un gros boulon plein de bactéries de mécanicien. Rivière sembla plutôt content.

« C'est joli, je trouve.

— Oui, tu pourrais utiliser ce mot. Personnellement, je dirais plutôt que c'est une première pour moi d'utiliser un couteau suisse comme table basse. »

Rivière fronça les sourcils.

« Comment ça ?

— Un couteau suisse. Comme table basse. Rapport à...oh, et puis zut. Ça m'apprendra à faire des figures de style. » Il remua sur sa chaise, mal à l'aise. « J'ai pas envie de savoir ce qu'ils servent ici. On est où, déjà ?

— La ruelle des chats, » répondit Janvier aimablement.

« Ah oui. Franchement, j'aurais pas reconnu. Ça a changé. Mais bon, je pose plus de question à ce stade...

— C'était un petite passage aveugle et tordu en poche d'ombre, dans mes souvenirs » remarqua Rivière. « Vous êtes sûr qu'on pense bien au même Mathusalem ?

— ...Je suis pas sûr qu'il y en ait deux » fit remarquer Juin avec précaution.

« Oui, pas faux.

— Pourquoi vous nous avez amenés ici ? » lança Seamus. « C'est pas que ça m'embête, mais...

— Par curiosité, » intervint Rivière.

Il y eut un silence gêné. Janvier se gratta nerveusement la joue, avec un bruit de brosse à toilette dans du papier de verre. Tous deux échangèrent un regard, dans le cliquetis très travaillés de la machine à sundæs.

« Je crois qu'on devrait vous présenter quelqu'un, » répondit enfin Golvan depuis sa chaise trop basse qui ne laissait dépasser que la touffe de cheveux roux en pagaille. « Il ne devrait pas tarder. »

Seamus tenta un sifflotement qui s'avéra très gênant après coup.

Heureusement, la causalité narrative eut alors la bonne idée de se pointer un peu en retard, désolée il y avait des bouchons, j'arrive tout de suite, en jetant un coup d'œil à-travers les persiennes du bureau de la RH pour vérifier que personne n'allait venir se plaindre après coup. À l'instant s'ouvrit donc timidement la porte de fonte et de cuivre ouvragée du Dauphin Hilare, si doucement que, sans les susdites lois de narration incontestables, personne ne l'aurait remarquée.

Le problème est qu'il est difficile de passer à ce point inaperçu quand on est un ours brun de deux mètres vingt.

La mâchoire de Seamus se décrocha.

« Ah, quand on parle du loup » lança Golvan.

« Enfin, loup... » ajouta Juin.

« Je me comprends » soupira la fillette en levant les yeux au ciel.

L'ours se fraya un chemin maladroit au milieu des petits guéridons de métal ouvragé, ce qui était en réalité une entreprise bien plus malcommode qu'on ne peut l'imaginer au premier abord dans cette situation. Après s'être à moitié assis dans trois tasses de café, avoir bazardé huit personnes le nez dans leur assiette d'un coup habile de popotin et réussi à ruiner une bonne demi-douzaine d'apéritifs du bout de la queue, il s'assit à côté d'eux avec un grincement de chaise assez embarrassant.

Seamus et Rivière béaient littéralement.

Il avait un peu pris de la brioche. Après tout, c'était un ours. Les poils bruns bien soignés avaient légèrement blanchi. Et une grande balafre lui courait dans le dos.

Des larmes montèrent à l'œil valide de Seamus.

« ...Didier ? »


LA THÉORIE DU CHAOS - premier axe : 𝓁ℯ𝓈  𝒸𝒽𝓇ℴ𝓃ℴ𝓃𝒶𝓊𝓉ℯ𝓈Où les histoires vivent. Découvrez maintenant