LA THÉORIE DU CHAOS - premier axe : 𝓁ℯ𝓈 𝒸𝒽𝓇ℴ𝓃ℴ𝓃𝒶𝓊𝓉ℯ𝓈

IV. Didier, ou une discussion avec un ours bavarois.

Où on réalise qu'avoir peur d'autrui revient à accepter qu'autrui ait peur de vous.

IV

Seamus, une main devant le visage plus par réflexe que pour se protéger des sciures qui leur avaient jailli à la face, rouvrit lentement les yeux, vaguement agacé.

« Didier » soupira-t-il. « Qu'est-ce qu'on a dit au sujet des portes ? »

Rivière postillonnait sur sa couchette le kilo et demi de poussière de bois qu'il avait malencontreusement avalé. L'air était épais d'escarbilles jaunâtres de carrière de sable, et le machiniste, les yeux plissés, peinait presque à distinguer le mage en face de lui, alors qu'il se tenait à moins d'un mètre du lit où il s'était assis.

« Désolé » fit une voix penaude, quelque part vers la porte.

Rivière se figea. La voix était honteuse mais rien qu'en l'entendant on extrapolait immédiatement un bûcheron de deux mètres trente, velu à la mode yack, avec des avant-bras comme des troncs de sapin.

Ses yeux se déportèrent précautionneux vers un point où se trouvait autrefois la porte, dans les poussières qui retombaient lentement. « Précautionneux », parce qu'il essayait de déterminer s'il allait devoir côtoyer une armoire normande, et aussi parce que les armoires normandes sont plus dangereuses en général que les porte-manteaux celtiques avec un œil de dragon rouge.

Rivière s'étrangla.

Dans le cadre de feu la porte de la cabine, il distinguait de plus en plus nettement une silhouette aux proportions de viking hypertrophié, qui baissait la tête d'un air penaud et tripotait un chapeau bavarois avec une plume.

Le détail du chapeau bavarois sembla fichtrement important à Rivière puisqu'il s'en souvint toute sa vie, peut-être parce que son esprit avait besoin de se focaliser sur quelque chose de vaguement tangible pour ne pas se mettre en rideau.

Le machiniste se tourna vers Seamus, mais le mage semblait plus agacé par l'état de la porte — si on pouvait encore parler d'une porte à proprement parler — que par leur visiteur impromptu, aussi Rivière plaqua-t-il sur son visage un sourire crispé et tenta comme il le pouvait de paraître détendu.

« Désolé, Seamus » s'excusa le géant, honteux. « Tu sais comment c'est...quand je ne fais pas exprès... » (il fit le geste d'ouvrir une porte, claqua la langue d'un air contrarié et eut un petit mouvement des épaules, l'air de dire : « qu'est-ce que j'y peux ? »)

Seamus soupira. Puis il se souvint de la présence de Rivière, se tourna vers le machiniste, nota son air un peu tendu, puis présenta :

« Didier, voilà le machiniste...il est un peu crispé actuellement, mais je suis sûr qu'il nous sera d'une grand aide...

— Jonathan Rivière » précisa Rivière entre ses dents serrées. Son sourire détendu s'était coincé.

« Ouais. Voilà. Didier est le second » reprit Seamus. « Très sympa, très compétent. Vous vous entendrez bien, j'en suis sûr.

— J'en suis certain, » sourit Didier en se tournant vers Rivière, qui se trouvait pas très loin de tourner de l'œil. « Enchanté.

— Enchanté » gargouilla Rivière.

Puis, parce qu'il n'y tenait plus, et aussi parce qu'il fallait bien vérifier si c'était son esprit qui avait définitivement lâché la rambarde ou si la folie était collective, il prononça :

« Vous êtes un ours. »

Le visage de Didier marqua une surprise polie ; puis il jeta un coup d'œil à son anatomie et eut un sourire étincelant — quoique comportant aux yeux de Rivière un peu trop de crocs pointus :

« Je crois bien, jeune homme. »

Seamus eut une mimique surprise et se tourna vers Rivière, en haussant les sourcils :

« T'as jamais vu un ours ? »

Rivière se racla la gorge.

« Ben... » bafouilla-t-il, extrêmement gêné.

« Pas doué de parole, je suppose » sourit Didier avec bienveillance.

Rivière fut soulagé de voir que l'ours ne se formalisait en rien de son intervention peu subtile et eut un léger haussement d'épaules au lieu d'excuses :

« Ben...

— Je viens de Russie » s'amusa le géant. « Monsieur Abraham m'a rencontré lors de ses premières expéditions à la recherche de sa fille.

— Hm hm » acquiesça Rivière, qui faisait son possible pour avoir l'air profondément fasciné par les paroles de l'ours brun.

« Bon » intervint Seamus en s'intercalant, « Pourquoi tu venais, Didier ? À part pour défoncer la porte gratuitement ?

— Monsieur Abraham veut voir le machiniste » se reprit le second.

Seamus se tendit. Rivière aussi, d'ailleurs.

Le mage se tourna vers le mécanicien et fronça le nez.

« Je dois vraiment y aller ? » S'enquit Rivière d'une petite voix, plein d'espoir.

« Ouais » acquiesça Seamus, sinistre. Puis : « Je viens avec toi.

— Je ne suis pas sûr que ça soit nécessaire » glissa Didier, un peu inquiet.

« Bien sûr que c'est nécessaire » grinça Seamus, le visage dur. Il se leva d'un bloc de sa chaise à l'envers et eut un geste de la tête : « allez viens, vilebrequin. Il pourrait te bouffer, le vieux.

— Seamus, tu ne devrais pas parler de Monsieur Abraham comme ça » constata Didier, sans méchanceté, un pli inquiet barrant sa figure roussâtre. « Tu sais bien ce que tu lui... »

Seamus fit volte-face vers l'ours, le visage soudain menaçant. Son œil rouge brûlait terriblement. Cela glaça Rivière. Au fond, nota-t-il, il fallait peut-être mieux se mettre une armoire normande à dos qu'un porte-manteau celtique.

Didier eut un mouvement de recul et se tut, l'air navré.

« Tu sais ce que je pense de ça » fit tristement Didier.

« Vaguement » grinça Seamus, cynique.

Rivière déglutit. Seamus, à grandes enjambées, avait déjà franchi toute la longueur de la pièce et venait d'arrêter sa silhouette fulminante dans l'encadrement de la porte.

« Vilebrequin, s'il te plaît » lâcha-t-il, le dos tourné.

Rivière crut le voir trembler. Qui avait peur, au fond ? Lui, ou le mage à l'œil de dragon ? Il y avait une fragilité suppliante dans la voix qui sifflait. Le machiniste hésita, jeta un coup d'œil à Didier, puis fit un pas en avant :

« Pars devant, je te suis. »

L'ombre de Seamus eut un frisson stupéfié. Puis, lentement, il reprit sa marche, avec Rivière dans son ombre...

...Et Didier resta seul, en soupirant, dans les sciures de la chambre abîmée.