XII. Noir.

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XII

Trois minutes cinq. Cela faisait trois minutes cinq exactement que Seamus s'était engouffré dans l'Enfer et il n'y avait plus signe de lui nulle part, nulle part dans la griseur tourbillonnante qui hurlait devant eux, charriait écumes de bois et escarbilles gelées à travers l'espace, et dévorait tout, tôle et plancher explosé, dans la roche aiguë qui avait mordu le WB II au flanc.

Rivière sans s'en apercevoir avait cessé de respirer. Il ne se serait rendu compte de pas grand-chose d'autre que le retour de Seamus, d'ailleurs, et s'il avait été physiquement capable de le voir dans le fracas aveugle, on aurait pu dire qu'il avait le regard rivé sur lui, dans une fièvre d'angoisse qui avait retiré toute couleur de son visage. L'ours avait passé une patte rassurant autour de ses épaules et Rivière aurait pu pleurer de rage terrifiée, s'il avait eu un tant soit peu moins de fierté — ou du moins, car il aurait pleuré de toute façon, s'il avait l'espoir que cela aurait pu participer au retour du mage.

Au lieu de cela, il tenait fort le bras de Didier jusqu'à s'en faire mal, les yeux fiévreusement plantés dans l'obscurité torturée, des larmes au regard, qui refusaient de couler.

Brusquement, le WB II grinça, et le sol s'inclina dans un sursaut violent. Cela commençait à lâcher. L'aéronef allait s'abîmer, être englouti, comme on l'avait percé au flanc. Rivière ne vit rien. Didier quand à lui jeta un regard angoissé derrière lui et resserra son emprise sur le mécanicien :

« M. Rivière, il faut y aller. »

Rivière tout d'abord ne bougea pas. Puis, sans quitter une seule seconde la tourmente des yeux, et sans que l'ours puisse savoir comme il avait pu l'entendre au milieu de ce fracas assourdissant, il secoua la tête en signe de dénégation.

« M. Rivière... » insista Didier, avec toute l'urgence de la situation.

Ce fut alors que le visage de Rivière se durcit soudain, et ses yeux brillaient d'un éclat jaune lorsqu'il leva les yeux vers l'ours :

« Que ce soit clair, Monsieur de second » cracha-t-il avec sa figure de chat sauvage. « S'il ne sort pas d'ici dans cinq secondes je vais le chercher moi-même. Donc n'imaginez même pas me faire partir. »

Didier eut un mouvement de recul, effrayé sans l'admettre par cet air d'elfe féroce que la figure si dure du mécanicien venait de prendre.

...Soudain il perçut à-travers sa patte un frisson dans l'échine de Rivière.

« Seamus » souffla le garçon d'un voix livide.

« M. Rivière, je sais bien que... » commença Didier, mais Rivière sans l'entendre s'arracha à son emprise et se jeta en avant.

« SEAMUS ! »

Didier leva les yeux et crut sentir son cœur sortir de sa poitrine.

« Oh, par tous les dieux ! »

Le mage venait d'émerger de la tourmente, plié en deux, soutenant sur une épaule une forme obscure et inerte. Quelque chose n'allait pas. L'ours se figea en plein élan.

Seamus leva un figure épuisée vers eux et Rivière le souffle court vint le soutenir, le visage serré d'angoisse.

« Seamus ! Il faut partir ! » S'exclama Rivière alors que le mage brisé s'effondrait sur son épaule, soutenant à peine son propre fardeau. « Ça peut tomber à tout moment...allez...par pitié, Seamus...pitié... »

Rivière en avait les larmes aux yeux, les gestes confus, la rage de son impuissance lui faisait trembler les mains. Seamus respirait difficilement. Didier voyait bien qu'il ne marcherait pas jusqu'à l'écoutille du WB II, que quelque chose n'allait pas. Chaque centimètre de sa fourrure était hérissé d'angoisse électrique. Ils étaient presque sourds, dans le fracas ambiant, et la tôle s'abattait arrachée en tourbillons dans la cabine de pilotage éventrée, et le WB II grinçait de tout son être, et chaque pas pouvait les précipiter ils ne savaient où...Rivière ne voyait rien. Ou du moins, il ne voyait que Seamus, qu'il voulait aider, qu'il pressait de mots incohérents, de toute sa maladresse vaine, avec des sourires d'espoir au-travers de ses larmes.

Puis soudain Seamus leva vers lui son visage et Rivière se figea avec dans la gorge un sanglot désespéré d'impuissance.

Leur silence désolé, d'un part, et horrifié de l'autre creva presque livide le vacarme assourdissant.

Rivière leva une main tremblante vers le visage du mage mais ne parvint pas à achever son geste. Le regard faisait le travail à sa place. Des larmes lui montèrent.

« Qu'est-ce qu'ils t'ont fait » souffla-t-il d'une voix pleine de larmes.

« Ils », c'était le destin, l'injustice, tout ce qui résidait là-haut avec ses tablettes de marbre en buvant leurs sanglots. C'était ce qui avait mordu le WB II, c'était la montagne, le thé empoisonné, ce que Seamus n'avait jamais dit à son grand-père, le vent et le hasard. Tout ce en quoi Rivière ne croyait pas, les elfes et les djinns, les mages aussi, le destin, qui étaient bel et bien là au fond et se changeaient en âne pour tirer des vieillards.

Rivière eut un sanglot.

Seamus sourit doucement, avec tout le courage qui lui restait.

Au milieu de sa figure marquée des sillons obscurs de ses larmes, de la sciure de désastre et de la neige rosâtre qui l'avait mordu aux paupières,...

...précise comme un couteau, une tôle s'était abattue sur son visage, sur l'œil de dragon, de son bord de lame, et l'acier contre la chair avait labouré les écailles et le doré de l'iris qui riait des étincelles de monstre. La figure de Seamus n'était plus qu'une longue barre noirâtre de la mâchoire au front et allait fendre l'œil qui blanchissait déjà.

Rivière gémit et serra les dents.

Ce fut à cet instant que Seamus s'effondra comme une poupée de chiffon dans les bras du mécanicien et que la cabine de pilotage s'enflamma.

LA THÉORIE DU CHAOS - premier axe : 𝓁ℯ𝓈  𝒸𝒽𝓇ℴ𝓃ℴ𝓃𝒶𝓊𝓉ℯ𝓈Où les histoires vivent. Découvrez maintenant