LA THÉORIE DU CHAOS - premier axe : 𝓁ℯ𝓈 𝒸𝒽𝓇ℴ𝓃ℴ𝓃𝒶𝓊𝓉ℯ𝓈

VIII. Où Rivière reste couché.

Ce que le monde ne vous offre pas en tenue camouflage, il vous l'offre en entrelacs de beauté tropicale.

VIII

Il devait être environ vingt-deux heures lorsque Rivière alla se coucher dans la couchette inférieure de la petite cabine, au milieu des plans qu'il n'avait pas jugé utile de pousser des couvertures. Il avait passé une soirée épouvantable, même s'il ne l'aurait admis pour rien au monde, pour ne pas vexer Monsieur Didier, qui avait fait tant d'efforts pour le faire sourire.

On lui avait plutôt rarement adressé la parole, de toute sa vie. C'était un garçon timide et solitaire malgré lui, qu'une famille commune avait élevé dans un cocon banal. Il avait eu quelques amis, mais enfin, plutôt des camarades, à qui on parle de devoirs et de salles de classes, puis des collègues à qui il donnait par originalité des surnoms amicaux. Il vivait à cette couleur, qu'il n'avait pas franchement choisi. Pour être populaire il faut avoir le cran et la ténacité, de s'accrocher aux autres et de faire rire. Rivière s'était convaincu qu'il ne tenait pas bon longtemps et que tout cela n'était qu'inutilité. Il s'en était persuadé, puisqu'il fallait bien justifier sa solitude, d'un prétexte qui épargnerait sa fierté.

Bien sûr, il n'avait jamais vécu sur fond de misanthropie, et il souriait volontiers quand on se tournait vers lui. D'ailleurs la plupart de ses connaissances le considéraient comme un brave garçon un peu réservé, l'air d'une sorte d'elfe sylphide toujours un peu rougissant, la figure d'enfant des bois, avec un nez timidement pointu et des yeux de ruisseau dans les étincelles de confusion sylvestre, roussâtres, qui dansaient en constellation sur le nez et les joues encore enfantines. On l'appréciait, sans jamais plus. On ne déteste jamais les garçons polis et rougissants. Mais réellement...lorsqu'on songeait aux véritables marques d'intérêt, Rivière était très loin de la moyenne, et pas à son avantage.

Il s'était peut-être fait kidnapper en cette journée étrange mais deux personnes au moins l'avaient regardé avec gentillesse, ou du moins attention. Il ne comptait pas vraiment Abe parce que Seamus lui avait semé le doute à son sujet. Jamais on ne l'avait appelé vilebrequin de sa vie et même s'il y avait comme une note de moquerie affectueuse derrière tout cela, il n'y jetait pas un coup d'œil, c'était une gentillesse un peu sarcastique comme l'était le mage tout entier. Aucune méchanceté ne ricanait derrière cette journée bizarre. Il pensait être tombé sur des gens fondamentalement bons et cela en confirmant sa philanthropie timide le fit sourire d'émotion.

Quelques pas froissèrent soudain le parquet, avec un légèreté de chat. Rivière se raidit et par réflexe fit mine de dormir.

« Salut, vilebrequin. »

C'était la voix de Seamus. Malgré le peu de temps qu'il le connaissait, Rivière derrière ses yeux fermés le voyait très bien, tendu et raide comme un corbeau sauvage, à ravaler sa fierté derrière une culpabilité trop puissante, qui le dérangeait de bons sentiments.

« Je voulais m'excuser, pour tout à l'heure. »

La voix était terriblement embarrassée et Rivière eut une petite pensée pour le mage, mais au fond pas tellement, parce qu'il était tout entier concentré sur son nez de peur qu'il n'éternue.

Seamus se racla la gorge.

« Voilà... »

Rivière crut percevoir le mage se balancer d'avant en arrière d'un air extrêmement gêné, mais ça pouvait être un illusion. Seamus chantonna une mélodie d'une voix qui ressemblait à un gargouillis, histoire de meubler, mais c'était encore pire.

« Bon, c'est tout » capitula-t-il sur un ton pitoyable.

Rivière entendit le mage grimper dans la couchette supérieure avec un soupir et s'allonger sans bruit. Le silence pensant qui suivit trahissait une immobilité coupable, allongé sur le dos, à regarder le plafond, sans savoir quoi penser.

Rivière eut pitié du magicien.

« Je ne t'en veux pas, tu sais » lâcha-t-il à haute voix, dans l'obscurité.

Il y eut un silence. Puis, d'une voix de sourire :

« Bonne nuit, vilebrequin. »