CHAPITRE 87

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MOSCOU, 45, RUE BOL'SAYA YAKIMANKA, AMBASSADE DE FRANCE

SAMEDI 1 DÉCEMBRE 2012, 11 H 11

La météo s'était considérablement refroidie dans la capitale russe. Un plaid reposait sur ses épaules et une tasse de thé fumante n'attendait qu'elle. Assise, les jambes repliées sous elle, Monica pianotait frénétiquement sur le clavier d'ordinateur. D'immenses cernes creusaient son visage, ses traits étaient profondément marqués et tirés. Sa mine sombre n'annonçait rien de bon. Et ça pouvait. Avec le cumul de mauvaises nouvelles, elle se retrouvait acculée au mur, piégée. La mort de Victor Obolensky était vraiment la tuile pour son dossier. Comme si c'était prévu. Sans accusé, l'instruction s'arrêtait là et toutes les informations qui auraient pu sortir, salir l'État allaient tomber aux oubliettes. Elle allait être renvoyée en France. Pas question. Monica passa une main sur son visage suintant. De l'hôpital, elle avait reçu un appel de Lombard. L'ambassadeur s'était rendu à Pokrov pour jeter un œil au corps. Il avait eu l'occasion de prendre des photos du cadavre. Rien à signaler. Klein passa les clichés en revue. Obolensky était mort suite à une pendaison. Un suicide. Deux gardiens l'avaient retrouvé, à l'heure du repas, pendu dans sa cellule au-dessus d'un tabouret tombé. Il était mort depuis quelques heures, avait pissé dans son uniforme – preuve de strangulation. L'écharpe utilisée lui avait laissé des ecchymoses notoires autour du cou. Aucune autre marque défensive. Il n'y avait pas eu d'autopsie, la cause de la mort était suffisamment claire, pas de relevés d'empreintes, pas d'examens, rien. Monica se remémora les dernières conversations qu'elle avait eu avec lui. Un pauvre homme brisé et pourtant tellement manipulateur. La sueur glacée coulait sous ses aisselles, sur ses côtes. Une nouvelle nausée la saisit au fond des tripes. Elle appuya une main sur son ventre, bouleversée. Cet enfant naîtrait dans un monde de violence, de pauvreté sociale et de haine. À y penser, elle ignorait si elle pourrait le protéger de tout ça. Elle avait fait une échographie à l'hôpital : son petit cœur allait parfaitement bien. Elle attrapa une barre chocolatée qu'elle mangea.

Après une heure à penser à toutes sortes d'issues, elle ouvrit le tiroir à sa droite. À l'intérieur, elle retrouva la clé USB que Zakharov lui avait laissé. Soudain, l'image du corps sans vie du PDG lui revint en tête. Peu après leur entrevue, il avait abattu sa femme et ses trois enfants avant de se donner la mort à l'aide d'un fusil de chasse Baikal, monocanon de calibre 12. Très étrange. Monica récupéra la pièce à conviction et la ficha dans l'ordinateur. Elle ouvrit les fichiers les uns après les autres. Il s'agissait de vidéos tournées dans la fameuse pièce rouge. Ça ne ressemblait pas aux scènes BDSM traditionnelles. Les angles indiquaient que les caméras filmaient à leur insu. Les spectateurs portaient des masques vénitiens comme pour garantir leur anonymat. En arc de cercle, ils observaient une femme ligotée à la mode du shibarisur un fauteuil rouge sang. Elle était bâillonnée, cuisses écartées et visiblement torturées. À tour de rôle, le public brandissait des pancartes sur lesquels étaient inscrits des numéros. Au vu de la suite des événements, Monica en déduisit qu'il s'agissait de référence d'actes de torture. La vidéo durait trois heures. Du pur supplice, du Mal comme elle n'en avait jamais vu, des actes de barbarie. Mais aucune mort. Seulement des viols et actes de torture tous plus monstrueux les uns que les autres. Aux premières loges, on y voyait Obolensky non masqué qui opérait minutieusement les actes chirurgicaux sans trembler face à une caméra qui enregistrait tout. On leur ouvrait le bide, à en répandre les tripes à l'air. Monica détourna les yeux. Elle n'avait jamais rien vu de plus monstrueux. Qui d'autre qu'un criminel de guerre pouvait produire de telles ignominies ? Elle se massa les prunelles, nerveusement. L'oxygène recommençait à lui manquer. La crise d'angoisse commençait à pointer le bout de son nez. Personne ne l'avait préparé à visionner de telles horreurs. Ni l'école, ni ses mentors, ni le président du TGI. Face à tous ces actes cauchemardesques, elle se sentait bien seule. Toutes les vidéos présentaient des séquences similaires. On se trompe sur les gens, songea-t-elle. Elle avait cru cerner Obolensky dans cette cellule à Pokrov. Face à cette vidéo, elle apprenait malgré elle qu'Obolensky était un être mouvant, opaque et d'une extrême ambiguïté. Lui l'avait surprise par son humanité... Là, elle était coi de sa monstruosité. Elle prit une longue inspiration, cette noirceur était en train de l'aspirer. Elle n'imaginait pas qu'elle l'abîmerait autant. On l'avait prévenu que le métier de juge c'était plonger dans les abysses de l'humanité. Elle le découvrait malgré elle face à ces vidéos, ces auditions, ces morts, ces gamines violées et abusées, ces tortures odieuses. Elle chercha dans son sac à main une plaquette de Seroplex et en prit deux. Le pauvre enfant qui grandissait dans son ventre en prenait déjà pour son gradient. Elle devait calmer ce point sur sa poitrine, cette douleur et cette peur omniprésente. Elle se recroquevilla sur elle-même, les bras autour des genoux. Ses membres tremblaient, de stress et de peur. Et puis cette sensation d'être suivie, traquée ne la lâchait plus.

Cette nuit-là, les yeux grands ouverts face au plafond, elle ne trouvait pas le sommeil. Elle tâtonna à côté d'elle et trouva son téléphone portable. L'écran allumé indiquait deux heures quinze du matin. Elle se redressa. Une affreuse douleur lui martelait le crâne. On lui avait placé la tête dans un étau. Une nausée lui torpilla l'estomac et lui coupa momentanément la respiration. Cette haine, cette impuissance chronique qu'elle ressentait chaque fois qu'elle se levait. Quand un dossier arrivait sur son bureau, c'était trop tard et elle devait confronter ce mari en colère, ce père détruit ou cette amie brisée. On ne lui apprenait pas les mots à employer. Elle devait se débrouiller seule avec cette charge qui planait. Elle avait toute la misère du monde sur les épaules. Elle balaya d'un geste de la main ses pensées obscures et composa le numéro de Sidonie. Elle avait désespérément besoin d'entendre une voix familière, qu'elle connaissait, en qui elle avait confiance. Elle était épuisée de se méfier, de toujours regarder derrière elle et surveiller le moindre fait et geste de ses collaborateurs.

— Ouais... la voix endormie de Sidonie résonna au fond de l'appareil tirant un sourire à la juge.

— Salut, Sidonie, c'est moi.

— Tu ne dors pas, Klein ? demanda-t-il, sur le même ton. 

— Non, je n'arrive pas. L'anxiété je crois. J'avais désespérément besoin d'entendre une voix que je connaissais et en qui j'ai confiance.

— C'est ce qu'on appelle les miracles de la Russie. Tu reviens, tu es complètement barjo et bon à enfermer ! ironisa-t-il. 

— Je te remercie.

— C'était une boutade ! Comment ça se passe ?

— Je voulais que tu l'apprennes de ma bouche plutôt que de celle d'un de nos merveilleux ministres... (elle fit une pause, faisant durer le suspense) Obolensky est mort.

Un long silence s'installa entre eux. Monica crut même que la communication était coupée mais non elle entendit le souffle de Sidonie au fond du combiné. Il lâcha d'une voix lasse. Elle comprit qu'il attendait sûrement une autre révélation.

— Qu-Quoi ?

— Il s'est sui-ci-dé !

— Tu n'y crois pas ?

— Pas du tout. Je ne suis pas sensée te le dire, mais depuis que l'instruction a commencé les cadavres s'amoncellent et parmi eux... des témoins clés pour l'affaire... comme par hasard.

— Les deux PDG sur lesquels j'ai fait des recherches ?

— Oui, ceux-là même et d'autres. Ajoute à cela, la femme d'Obolensky juste avant que nous l'interrogions...

— Monica, une chose... (il fit une pause, sembla tendre l'oreille à l'autre bout du fil) tu es sûre que la ligne est sécuritaire ?

— Ouais, je suis sûre.

— Bref, avec la mort d'Obolensky, tu es rapatriée en France ?

— J'ai encore quelques zones d'ombre à éclaircir et je suis convaincue que Lombard est à cent pour cent derrière moi.

— Fais attention à toi.

— Au fait, tu as eu des nouvelles des perquises ? Des données informatiques ? J'avais envoyé les CR à tout ce petit monde pour les examens.

— Pour te répondre, je n'en sais rien. Du côté de Bordeaux, ça semble roupiller. Mais, ils ne devraient pas tarder à faire une saisie. Moi, je suis sur un bon coup. Je te ferai un rapport dès que j'aurais tout.

— Très bien. Tu m'assures des preuves ?

— Je sais pas encore parfaitement ce que j'ai mais j'ai mis le doigt sur un gros truc, ça c'est sûr.

— Parfait, je vais aller dormir un peu. Je dois reprendre le boulot demain à la première heure.

Elle ne laissa pas le temps à Sidonie de répondre qu'elle raccrocha. Elle s'allongea sur le lit, toute habillée et s'endormit dans un sommeil comateux, profond.

Supplices de Toundra - 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant