CHAPITRE 42

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MOSCOU, RUE SPASSKAYA, KREMLIN, PALAIS DU SÉNAT

BUREAU DE L'AILE NORD

MERCREDI 19 SEPTEMBRE 2012, 16 H 15

Au sommet de l'imposant palais du Sénat, un immense bureau donnait sur la place rouge. Les murs étaient écrus, aux tons plutôt clairs, décorés de trois tableaux de maître d'un certain Répine et deux enluminures représentant un Tsar dans toute sa splendeur. Les symboles de l'URSS – faucille et marteau – étaient affichés fièrement sur un fond rouge. Un ample bureau en bois massif trônait au centre de la pièce, reposant sur un tapis d'Orient bleu clair. Derrière cet immense meuble, deux drapeaux étaient fièrement exhibés : la bannière nationale et l'autre représentant l'aigle bicéphale : symbole russe. À gauche, une immense bibliothèque était entreposée contre le mur. À droite, il s'agissait d'un secrétaire du siècle dernier. Au-dessus de la porte, deux pointes suspendaient une énorme tête d'ours empaillée. Cet animal majestueux était le symbole du pays. Cette proie tuée lors d'une partie de chasse rendait particulièrement fier le dirigeant national. Ici résidait officiellement Nikita Medvedev : dirigeant de la Fédération de Russie plus communément surnommé le Tsar.

Deux hommes parlementaient, non sans un certain entrain, sur les situations à venir. L'un d'eux était debout, droit, un énorme dossier dans les bras. Le second était assis derrière son large bureau, signant une circulaire à destination de ses proches collaborateurs. Ce dernier jeta un coup d'œil à sa montre hors de prix et indiqua :

— Mon rendez-vous ne devrait pas tarder à arriver.

— Voulez-vous que je dispose ?

— Ce ne sera pas nécessaire, vous êtes aussi concerné par la situation que moi-même.

L'intéressé s'installa dans le fauteuil, sa cuisse reposant sur son genou. Il lissa les plis imaginaires sur son pantalon de costume et ouvrit l'énorme dossier. Medvedev jeta un nouveau regard l'heure. Son rendez-vous était en retard et il détestait le manque de ponctualité. Pour se détendre, il attrapa une petite boîte et en sortit une cigarette qu'il logea entre ses lèvres. Il se leva, ouvrit la baie-vitrée et se glissa sur le balcon. La nicotine le détendait instantanément et le froid lui tira un long frisson. Il lui fallut une dizaine de minutes pour terminer la clope. Il rentra, s'installa et lissa sa veste de costume noire. Encore quelques minutes et son rendez-vous arriva enfin. Paul Lombard se tenait sur le seuil : costume hors de prix et visage fermé. Malgré toutes les tentatives de Medvedev, il ne put déceler la moindre émotion derrière le masque de marbre de l'ambassadeur de France.

— Monsieur Medvedev, excusez mon retard, j'ai rencontré quelques soucis avec votre secrétaire.

— Paul Lombard, installez-vous, je vous prie. Nous avons perdu assez de temps, nous allons commencer tout de suite.

L'ambassadeur s'exécuta sans moufter. Il retira le bouton de sa veste de costume pour se mettre à l'aise, libérer son ventre bedonnant et déposa son attaché-case à côté de lui. Il salua du bout des lèvres le second homme présent dans la pièce : le ministre des Affaires étrangères russe. Une parfaite petite réunion de famille pour parler du cas Obolensky. Sans plus de concessions, Medvedev amorça. Sa voix était grave, autoritaire, sèche.

— Ma question est la suivante, c'est très simple : Soutine m'a fait savoir hier soir que vous souhaitiez me rencontrer en personne pour parler d'un sujet sensible dont il n'a pu m'informer. Que pouvez-vous me dire là-dessus ?

— En effet, monsieur. Je souhaiterai que nous discutions de l'affaire Obolensky. Après m'être entretenue avec madame Duchamp, nous avons convenu d'une procédure dont je voulais vous informer au plus vite afin de l'enclencher dès que possible.

— Quel genre de procédure ? demanda Medvedev, sourcils froncés et regard hagar.

Lombard connaissait son métier sur le bout des doigts. Très diplomate, il passait son temps à négocier avec tact. Surtout en Russie, il se devait d'être habile et d'agir avec circonspection.

— Afin d'éviter une crise diplomatique entre la France et la Russie, nous souhaiterions régler cette affaire au plus vite, en interne. Tout cela est dans votre intérêt autant que dans le nôtre. C'est tout à fait pour cela que madame Duchamp m'a soufflé l'idée d'un compromis : nous souhaitons vous proposer l'échange d'un prisonnier russe détenu en France contre l'extradition d'Obolensky.

Lombard avait parlé d'une voix blanche, monocorde. Medvedev le sonda un instant durant. Il passa une main dans son épaisse barbe noire et plissa les paupières. Un échange de prisonnier... Il s'humecta les lèvres et fit tourner ses mains l'une avec l'autre. Les bourrelets sur sa face semblèrent se détacher de sa peau. Ses yeux ne laissaient filtrer aucune expression, il était de marbre. Medvedev se pencha vers son collaborateur et lui chuchota quelques choses à l'oreille. Les minutes parurent devenir une éternité. Le stress et l'anxiété saturaient l'atmosphère, la rendant oppressante à souhait. À son regard fuyant et ses mains tremblantes, Lombard semblait redouter la réponse du chef d'État. Medvedev prit une longue inspiration et brisa enfin le silence :

— Qu'est-ce que j'y gagne en retour ?

— L'extradition d'un prisonnier russe dans votre pays...

— Vous me proposez quel prisonnier ? demanda-t-il.

Au son de sa voix, Lombard parut retrouver une once d'espoir. La porte n'était pas totalement fermée aux négociations. Une bonne chose. Il attrapa à la volée son attaché-case et l'ouvrit sur le bureau du dirigeant. Ce dernier attendit, glaçant et silencieux. Lombard en sortit une liste d'une dizaine de noms qu'il présenta à son interlocuteur. Ce dernier la porta à son champ visuel et commença à la parcourir grossièrement. Son visage s'assombrit. Il n'allait pas l'avoir avec ces gars-là, de petites raclures dont le gouvernement se fichait éperdument. Lombard se rassit dans son fauteuil. Il tentait tant bien que mal de dissimuler ses tremblements signe de son stress grandissant. Medvedev lâcha un petit rire ironique et releva ses yeux moqueurs dans ceux de Lombard :

— Vous croyez véritablement que ça suffira ?

— Nous pensons que c'est la meilleure alternative pour empêcher une grave crise diplomatique.

— Comprenez bien que je me fiche éperdument de ces raclures dans vos prisons... il fit un signe au ministre des Affaires étrangères.

— Je ne vais pas vous apprendre que pour le gouvernement, Obolensky n'a pas la nationalité française. Il est en Russie depuis 2000, il me semble, il est Russe à part entière et a renoncé à sa citoyenneté française au moment d'obtenir sa nationalité russe. S'il n'est pas Français, pourquoi le gouvernement accepterait une extradition ? intervint le ministre.

— Vous savez, Lombard, Obolensky c'est autre chose. C'est un gros poisson qui a sali la réputation de la Russie.

Les deux paires d'yeux étaient braquées sur Lombard. L'ambassadeur était rouge, prêt à étouffer. Ses bajoues tremblaient fortement et ils entortillaient nerveusement ses doigts ensemble. Les deux Russes se levèrent et parlèrent quelques instants de la proposition de l'ambassadeur. Ils étaient tous deux d'accord sur la réponse à donner à Lombard. Ils se retournèrent vers le Français, visages graves mais décidés :

— Vous pouvez dire à madame Duchamp que nous refusons sa proposition de compromis.

Supplices de Toundra - 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant