CHAPITRE 120

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RUSSIE, DISTRICT IULTINSKY, TCHOUKOTKA, BÂTIMENT DÉSAFFECTÉ

68°5' DE LONGITUDE ET 179°2' DE LATITUDE

JEUDI 27 DÉCEMBRE 2012, 19 H 34

Un groupe de soldats progressait dans l'obscurité sans un bruit. La pleine lune éclairait la piste en sable et en pierre sur laquelle il déambulait depuis un kilomètre. Un avion militaire les avait parachuté à quelques centaines de mètres de là où était retenu la juge d'instruction. Tous portaient à bout de bras, grâce à leur bandoulière, leurs armes automatiques de l'OTAN chargées. En une dizaine de minutes, ils atteignirent la partie désaffectée de l'aéroport. Ils se séparèrent en trois groupes. Le premier dragua les cotes, découvrit un corps flottant à la surface de l'eau au milieu des icebergs. L'une des soldats plongea et retourna le cadavre livide, dont la rigidité trahissait l'heure de la mort :

— C'est Mattias Mercadier !

Il sortit de l'eau après avoir vérifié l'identité du cadavre, prit une photo. Le groupe reprit sa progression à travers les ruines, les pierres et les sacs de sable. Le deuxième groupe traversa la piste d'atterrissage où un avion pillé était entreposé sur des pilonnes. RAS. Le troisième groupe entra dans l'un des hangars. Là, ce fut la stupeur... Au milieu de la vaste pièce sale et puante, on y voyait une croix de fortune montée et un corps attaché. La magistrate était suspendue les bras en croix. Les chaînes lui cisaillaient les articulations à chacun de ses mouvements de protestation. Ses pieds ne touchaient plus terre, sa tête pendait lamentablement et de son ventre dénudé le sang coulait à flot. La caméra continuait de filmer la scène, sans rien louper. Une mare de sang se répandait sur le béton. Un bidon d'essence jonchait le sol. Ils approchèrent en hurlant des mots incompréhensibles. 

Son bourreau, sa sœur, l'avait forcé à boire une grosse quantité d'essence. Bien trop importante pour y survivre. Klein sentit son pouls flancher, les deux lignes de son dos lui provoquaient une douleur fulgurante. Heureusement, l'autre n'avait pas eu le temps de terminer son œuvre : l'aigle de sang. Elle avait pris la fuite, à travers les déserts du biome de la Toundra. Klein savait que son heure était arrivée. La sueur formait une pellicule à la surface de sa peau mutilée. Elle n'avait plus la force de se battre. Elle était déjà morte. Des images apparurent devant ses yeux, son père, Éric et Joseph, son métier. Ça aura fini par l'achever. Une odeur de soufre caressa ses narines, mêlé au sang et à l'humidité. Une angoisse profonde et viscérale s'insinua au fond de son être. Elle allait mourir là, seule et dans d'atroces souffrances. La caméra braquée sur son corps retransmettait son interminable agonie en direct. Au-dessus d'elle, l'ampoule vacillait au rythme des bourrasques. Tout renvoyait une atmosphère oppressante, macabre et démoniaque. Une énième larme coula sur sa joue en pensant à tout ce qu'elle avait perdu, ce qu'elle allait perdre. Parfois, elle se demandait quel était le but de la vie. Son cerveau moulinait, s'accrochait à la moindre pensée pour ne pas se déconnecter et rester en vie. Les secondes, les minutes s'égrenèrent. Elle avait froid, elle ne sentait plus ses jambes. Le sang chaud coulait sur sa peau, traçait un sillon sur ses vêtements. Du sang remonta dans sa gorge, s'écoula de ses lèvres entrouvertes par filet... Soudain... une lumière aveuglante l'éclaira. Des cris, des pas lourds, des tirs. Elle bougea. Pourtant ses dernières forces l'abandonnaient.

L'une de ses dernières sensations fut les grands bras musclés qui la soutenaient et la détachaient. En quelques mouvements, elle se retrouva allongée sur le sol avec une main au fond de la gorge pour la faire vomir ce qu'elle avait ingurgité. 

— Je suis sincèrement désolée, Klein ! chuchota le soldat tout proche d'elle.

L'homme en noir était installé sur le sol, le corps de la juge sur lui. Il lui tenait les cheveux et lui frappait le dos. Des substances liquides, nauséabondes, s'écoulèrent sur le sol. Le gaillard lui fit un poing de compression au niveau du bas ventre. Il portait de grosses rangers, un pantalon cargo aux encombrantes protections. Il n'arrivait plus à voir ce qu'il faisait. La sueur écrasait ses paupières, dégoulinait sur ses tempes. Les odeurs d'essence lui faisaient tourner la tête, il allait s'évanouir. Il se tourna vers ses collègues qui inspectaient la pièce :

— Il faut l'exfiltrer maintenant, elle ne va pas tenir le coup !

— On n'a pas retrouvé le gros malade !

— Commence déjà par m'enlever cette saloperie de caméra ! hurla l'intéressé en désignant l'appareil du menton.

Les soldats massacrèrent l'objet sur le sol de coup de talon et de crosse. Rapidement, ils parvinrent à faire sortir Klein du bâtiment. un hélicoptère les attendait non loin de là, paré à une exfiltration rapide vers les hôpitaux les plus proches.

On lui parla en français. C'était les gars du GIGN. Elle tomba dans les vapes, de nouveau. Nouvelle image. Nouveaux sons. Des hommes en uniforme de secouristes se penchaient au-dessus d'elle, appuyaient sur les plaies avec force et lui maintenaient les paupières ouvertes à l'aide d'une petite lampe. Des voix très lointaines retentirent : elle devait être exfiltrée d'urgence par hélicoptère et héliportée jusqu'à l'hôpital le plus proche. Son état était critique. S'ils ne faisaient rien, elle ne tiendrait pas le coup. Des hommes de l'opération armée l'accompagnèrent dans l'hélico. Elle n'entendait plus rien. La douleur revint, lointaine et presque atténuée. Un masque à oxygène lui obstruait le visage et l'empêchait de voir. Un tuyau de perfusion était fixé à son bras droit. On hurlait. On s'agitait autour d'elle. Était-ce si grave que ça ? Elle était bien, comme sur un nuage moelleux, dans les vapes et avec la lumière au bout du couloir. Peut-être qu'elle allait vivre, peut-être que ces blessures l'emporteraient. Tout ce qu'elle souvenait c'était le regard perçant d'Elena, sa voix et son nom. Elle n'oublierait pas. Jamais. C'était gravé en elle comme une marque au fer rouge. La vérité, elle avait fini par la trouver... nouvelle perte de conscience.

En quelques heures, l'équipe d'intervention du GIGN déployée pour la retrouver était parvenue à la localiser. Il avait découvert un amoncellement de sang, de tissus et de chair désordonnés plus qu'un corps. Il avait tenté de la stabiliser, de la sauver et l'avait héliportée. Quasiment vingt-quatre plus tard, la magistrate française avait subi trois opérations pour tenter de stabiliser son état dramatique et elle avait été installée dans une chambre d'hôpital. Des câbles étaient reliés à son corps de toute part : perfusion, électrocardiogramme, constantes vitales, tension, assistance respiratoire. Elle avait eu beaucoup de chance, elle avait frôlé la mort mais elle semblait tirée d'affaire. Elle avait été plongée dans un coma artificiel pour lui permettre de se reposer, de récupérer, de tout remettre en ordre. Quatre hommes du GIGN montaient la garde devant sa chambre, nuit et jour, et ne la lâchait pas d'une semelle. En entrant dans le hangar, ils avaient trouvé le cadavre de Mattias Mercadier alias Oleg Pichtchalnikov. Mais aucune trace du Maniaque de la Kolyma. Personne n'avait son identité. Il était anonyme et avait disparu dans la nature. Nul doute qu'il appartienne aux forces armées russes. Pour l'heure, tout était calme. Ils attendaient seulement qu'on ordonne son rapatriement en France dès qu'elle irait mieux...

Supplices de Toundra - 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant