CHAPITRE 81

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DISTRICT D'ODINTSOVO, RÉSIDENCE DE NOVO-OGARIOVO

37°1' DE LONGITUDE ET 55°4' DE LATITUDE

VENDREDI 30 NOVEMBRE 2012, 17 H 51

En fin d'après-midi, le téléphone fixe retentit dans la pièce principale. La sonnerie criarde attira l'attention du chef d'État. Medvedev attrapa le combiné et décrocha au bout de deux sonneries. Il porta son verre de vodka haut de gamme à ses lèvres et amorça d'une voix froide et autoritaire, marquant sa place :

— Medvedev.

— Monsieur Medvedev, ici Pouliakov, agent pénitentiaire de la colonie corrective FKU no2 de l'UFSIN de Russie pour l'Oblast de Vladimir.

— Pouliakov, que me vaut l'honneur de votre appel, un problème à Pokrov ?

— Il semblerait que nous ayons en effet un souci avec l'un des détenus, monsieur Medvedev... commença le gardien pénitentiaire, l'air embarrassé.

— Un souci de quel ordre, s'il vous plaît, Pouliakov ?

Medvedev prit une longue inspiration. Il ne savait pas de quoi le problème retournait, mais une violente nausée lui vrilla l'estomac. Il chancela quelques instants et se laissa chuter dans son fauteuil. Sa tête tournait et une violente migraine lui labourait le crâne. Par des mouvements oculaires intempestifs, il tentait de chasser les démons, son malaise. Sans succès. Il déglutit. Une goutte de sueur glacée coula de sa nuque au milieu de ses omoplates. Son interlocuteur paraissait mettre des heures à répondre et puis soudain, sa voix rauque et gênée expliqua à l'autre bout du fil.

— En début d'après-midi, le détenu numéro six-cent quatre-vingt-dix, Obolensky, a eu un entretien avec la juge, Klein. Obolensky lui a révélé des informations concernant des tirages et le goulag de la Kolyma. Je n'en sais pas plus mais cela m'a paru crucial et j'ai préféré vous en avertir directement.

Medvedev crispa ses mains sur les accoudoirs. Ses yeux fixaient un point dans le vague, hagard et voilés. Sur ordre du département de sécurité fédérale, toutes les cellules d'auditions de la colonie pénitentiaire de Pokrov avaient été sonorisées. Ces techniques permettaient aux gardiens d'épier les moindres conversations étranges entre les avocats et les détenus. Suivant l'importance des renseignements qui passaient par les bureaux informatiques, ils prenaient la décision de faire suivre les transcriptions aux autorités compétentes. C'est de cette manière que Medvedev s'était rendu compétent pour toutes les écoutes relatives à Obolensky. S'agissant d'une affaire d'État de la plus sensible importance, le chef d'État n'avait pas délégué. Il prit une longue inspiration et parut réfléchir quelques secondes à la réponse à fournir à son interlocuteur. Il s'humecta les lèvres à plusieurs reprises. Il jeta un coup d'œil au Fax à côté de lui et lâcha d'une voix grave :

— Pouliakov, vous êtes toujours là ?

— Oui, monsieur. Que voulez-vous que je fasse ?

— Envoyez-moi par Fax les données brutes de transcription d'écoute. Je m'en occupe.

Medvedev entendit les doigts de Pouliakov claquer sur les touches du clavier. Une mélodie criarde résonna au fond du combiné. Medvedev poussa un soupir agacé et Pouliakov s'exclama :

— C'est fait, monsieur. Vous devriez le recevoir.

— Je viens de les recevoir, tenez-moi au courant en cas de besoin.

Medvedev ne laissa pas le temps à son interlocuteur de répondre qu'il raccrocha déjà. Il attrapa les fiches de transcriptions brutes et y jeta un coup d'œil grossier. Incompréhensif. Il gratta nerveusement sa barbe dense en réprimant une nausée. Le démon dans ses tripes semblait reprendre le contrôle de son corps. Des papillons noirs brouillèrent sa vue et il frémit. Sa gorge se noua sans prévenir lui arrachant un violent haut-le-cœur. Faiblement, il attrapa le combiné sécurisé et composa un numéro qu'il connaissait presque par cœur.

— Agent Smirnova, je ne vous dérange pas ?

— Non, monsieur.

— Très bien, alors ramenez-vous le plus vite possible à Novo-Ogariovo. J'ai des informations de la plus haute importance à vous transmettre.

☦︎

Smirnova avait replié ses longues jambes sous elle. Aujourd'hui, elle avait accepté le verre de Medvedev et sirotait lentement le divin liquide alcoolisé. Medvedev fourragea dans les fiches. Il paraissait complètement paniqué.

— Pour résumer la situation, Pouliakov a intercepté une conversation entre Obolensky et la juge, Klein. D'après les premières informations, il semblerait qu'Obolensky l'ait mise sur la piste de la Kolyma mais surtout que Klein lui ait indiqué ses doutes concernant une possible implication du gouvernement. D'ailleurs, elle aurait réussi à interroger deux témoins... commença-t-il.

— En effet, monsieur. Les autorités françaises ont pu interroger deux PDG avant que nous nous en occupions. N'ayez crainte, ils n'ont révélé aucune information cruciale. Nous avons retrouvé dans leur appartement et fait disparaître toutes les preuves accablant le gouvernement.

— L'ennui, voyez-vous agent Smirnova, c'est cette discussion avec Obolensky. Klein a pu lui faire part de ses doutes et lui, il l'a placé sur la piste des goulags. C'est une fâcheuse coïncidence, vous ne trouvez pas ?

— En effet, monsieur. Mais, il n'y a aucun risque...

— Nous ne pouvons pas prendre ce risque, agent Smirnova.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Vous ne voyez pas, comment cette affaire pourrait être arrêtée net ? Comment ce dossier pourrait tourner court ?

Smirnova secoua la tête, manifestant la négation. Une ombre passa dans le regard de Medvedev et il captura le poignet de la femme en face de lui avec force. Il se pencha vers elle et la neutralisa.

— Vous ne voyez vraiment pas ?

À cet instant, Smirnova crut comprendre à quoi il faisait allusion. Elle déglutit. Une nausée lui tirailla l'estomac, profonde et aigüe. Son sang pulsa ardemment dans sa veine temporale et elle tenta de mettre de l'ordre dans ses idées. Une chaleur écrasante saturait l'atmosphère et rendait l'air irrespirable. Elle manquait d'oxygène, elle se sentait opprimée.

— Agent Smirnova, regardez-moi ! ordonna-t-il d'une voix autoritaire, dure.

Elle plongea ses yeux de glace dans ceux de Medvedev. À sa grande stupeur, elle n'y vit que de la haine et de la démence. Cet homme était comme fou à lier et plus important encore, il était au volant de cette puissance internationale. Ce qu'il lui demandait ne sortait pas de ses attributions, mais cette sensation de déjà-vu la troublait de manière incommensurable. Elle poussa un long souffle. Un nouveau malaise la saisit à la gorge. Elle crut d'abord s'évanouir mais se ressaisit.

— Je peux comptez sur vous, agent Smirnova ?

— Oui, monsieur.

— Très bien. Vous pouvez disposer.

Elle se leva, passa une main sur sa nuque et tourna les talons. Elle quitta la pièce en chancelant légèrement avec une seule idée en tête : pour protéger son pays, pour montrer son allégeance à la patrie, elle devrait supprimer Obolensky...

Supplices de Toundra - 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant