CHAPITRE 107

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RÉGION DE LA KOLYMA, GOULAG, BRANCHE DU DALSTROÏ, CAMP DE BOUTOUGUYTCHAG

VENDREDI 21 DÉCEMBRE 2012, 09 H 10

Le chauffeur emprunta la route venant de Oust-Omtchoug et Nelkoba. Le sentier était littéralement impraticable. Après de longues minutes, ballotés dans tous les sens, on entrevit la fin du calvaire. Il stoppa la Jeep à côté d'une pancarte plantée dans la terre. La cartouche indiquait le camp de Boutouguytchag. Un homme, assez grand et très fin, engoncé dans un anorak noir les attendait. Ses mains étaient plongées dans ses poches et il piétinait sur place. Ce jour-là, la température était beaucoup moins clémente que de coutume, avoisinant les soixante degrés en-dessous de zéro. Le ciel était chargé d'une épaisse couche de nuages, bas et humides. Le vieil homme – historien à la retraite – avait accepté de les recevoir et de leur faire visiter le camp de travail forcé. Mattias s'approcha et le salua d'un geste de la main.

— Bonjour Iouri, c'est un plaisir de pouvoir vous rencontrer.

— Venez, nous n'allons pas rester là. Je vous préviens tout de suite, la visite risque d'être assez chaotique à cause des conditions météorologiques.

Ils entrèrent à l'intérieur de la propriété. Il était possible d'entrevoir des ruines non loin de là. Monica fut frappée par l'absence totale d'arbres et de végétaux, le froid environnant et ce côté désertique. Iouri les arrêta d'un geste et leur indiqua avec un mouvement de la tête circulaire.

— À l'époque, le camp de Boutouguytchag formait le camp spécial no5 au sein du Berlag, ce camp est lui-même subordonné au Dalstroï. Le camp s'étend autour de la colline Sopka, le long des rivières Bloujdaiouchtchi et Vakkhanka, sur une superficie de trois kilomètres. Vous voyez c'est le camp le plus secret de l'Union Soviétique. On y raconte beaucoup de choses plus ou moins vraies. Ces légendes lui valent notamment l'appellation locale de la vallée de la mort. Ce camp est situé à cinquante-cinq kilomètres au nord de la route de la Kolyma. Il comprend trois parties. Venez !

Il les invita à le suivre au travers d'un chemin glacé, couvert d'une épaisse couche de neige. Quelques dizaines de mètres, des pierres entreposées formaient les dernières ruines du camp. Ils entrèrent dans une espèce d'enclos ou quelques pierres, croix et autres artifices jaillissaient du sol.

— C'est un cimetière. Là, on y a enterré quelques centaines de morts du Goulag. Mais imaginez que beaucoup n'ont pas eu droit à une sépulture digne de ce nom.

Il se pencha en avant, frotta l'une des pierres et en exhiba une plaque en bois rongée par l'humidité où une inscription y était quasiment illisible. Personne ne pouvait lire le nom de ce pauvre homme, mort pour la patrie. Il se redressa et expliqua d'une voix blanche :

— On est au Sud-Ouest, un peu plus loin on peut tomber sur la rivière Bloujdaiouchtchi, c'est le Bas-Boutougytchag. Là, les travailleurs libres de la sous-station électrique travaillaient. Venez, nous allons remonter un peu.

Le trio crapahuta au travers des reliefs, de la neige et des sentiers glacés. Monica était trop peu habituée à ce genre d'exercice et soufflait comme un bœuf. Pour la charrier, Mattias s'exclama sur un ton moqueur :

— Tu devrais calmer sur la cigarette !

Iouri se retourna vers les deux Français et leur indiqua :

— Dans ce camp, les prisonniers extrayaient du minerai tel que de l'étain, d'or et d'uranium. Aujourd'hui, les accès aux mines sont strictement interdits puisqu'ils menacent de s'effondrer. Mais, nous allons déjà voir beaucoup de choses.

Il continua son ascension. Les minutes s'écoulèrent, le temps semblait s'arrêter. Plus rien ne bougeait. Aucun signe de vie, aucune trace humaine. Tout était désert, vide et oppressant. À plusieurs reprises, Monica fut prise de tremblements, de frissons. On lui avait dit que les fantômes de millier de prisonniers rôdaient dans les parages. Au bout d'une vingtaine de minutes, ils arrivèrent dans les ruines d'un bâtiment en pierres dont il ne restait quasiment rien. En même temps, il était facile de s'imaginer la construction à son apogée. Des barres en métal cassées gisaient sur le sol, des morceaux de tissus couverts de neige jonchaient çà et là, aussi des morceaux de verre et des branches pourries. Un long frisson paralysa Monica.

— On est à Haut-Boutougytchag, ici ce sont les ruines du hangar où dormaient les quelques cinq cents détenus. C'était des conditions de vie abominables comme on n'a jamais pu imaginer. Le peu de photos d'archive récupéré font vraiment froid dans le dos. À l'est, on trouve les mines. Il y en a vingt si je ne me trompe pas. La plus grande de ces mines était appelée Gorniak, c'était une mine de cassitérite. C'est une espèce minérale composée de dioxyde d'étain, contenant souvent d'autres traces d'éléments métalliques. Elle est isostructurale avec le rutile, une autre espèce minérale composée de dioxyde de Titane. Imaginez bien que les détenus extrayaient tout cela sans le moindre équipement de protection. Le manque de route dans la région rendait difficile et lent l'approvisionnement en nourriture et moyens techniques. En 1938, le Dalstroï imposa une augmentation de 57% de la production d'étain. Ils ont donc construit une autre usine de traitements du minerai nommée Karmen. Les prisonniers faisaient des journées de travail de quatorze heures. La mine de Gorniak était appelée Satan par les Iakoutes de la région. Un régime disciplinaire s'est renforcé durant les grandes purges et une espèce d'anarchie s'est installée dans les camps. Il paraît que les gardiens se compromettaient avec les prisonnières et les prisonniers. En 1944, des enquêtes ont révélé que le chef du camp, appelé Gregori Fetisov, et ses subordonnés volaient de la nourriture et de l'alcool dans le camp. Ils s'y présentaient ivres et violaient les prisonnières. Ces conditions ont causé la mort de beaucoup d'hommes et de femmes. Le camp était constitué de 50000 prisonniers environ. C'est à peu près tout, pour ici. Venez, nous allons voir la troisième partie du camp appelée Vakkhanka.

Ils marchèrent dans les conditions difficiles et froides. Cet endroit était l'un des seuls où la nature avait repris ses droits. Tout était désertique, froid et humide. Monica se sentit mal en imaginant les conditions de travail des prisonniers. Elle en eut même un haut-le-cœur. Comment pouvait-on passer sous silence tout ce qui se passait là-dedans ? Comment... Elle se frappa le visage et serra les poings. Sa gorge se noua de sanglots. Ne pas pleurer. Ne pas montrer sa faiblesse. Cet endroit la bouleversait plus qu'elle ne voulait même bien l'admettre. Là, un bâtiment s'éleva vers le ciel. Les pierres étaient couvertes de neige, de mousse. Une ouverture béante marquait le côté droit de la construction. Malgré les conditions météorologiques, intempéries et tempêtes, les pierres étaient encore debout. Il tenait bon. Iouri s'arrêta à l'intérieur. Les vestiges des installations témoignaient des conditions de travail de l'époque.

— C'est une usine de traitement du minerai appelée Tchapaïev en souvenir du héros de la révolution d'Octobre. Elle a été agrandie et les autorités y ont adjoint une usine de traitement d'uranium. Sur les cartes du Goulag, elle y était indiquée comme étant une exploitation agricole, pour masquer ses véritables activités. C'était le seul camp de femmes, appelé Vakkhanki ou les Bacchantes. Normalement, tous les bâtiments ont été détruits par bulldozer dans les années soixante. De manière surprenante, cette usine a tenu bon. Le camp est très radioactif. C'est très dangereux pour la santé même encore aujourd'hui selon le compteur Geiger.

Ils sortirent, déambulèrent dans la nature quelques dizaines de minutes et atteignirent un cimetière où une croix était entreposée.

— C'est à l'initiative d'un ancien prisonnier du Goulag, membre de l'ONG Memorial que l'Évêque de l'Église orthodoxe russe a placé cette croix commémorative en 2003. Au départ, un monument voulait y être entreposé mais ce n'était pas possible dû à la radioactivité et les dangers liés à cela. D'ailleurs, il paraîtrait que des expériences médicales aient été menées sur des prisonniers pour étudier les effets de l'exposition à l'uranium. Ce qui n'est pas fou puisqu'au début des années quatre-vingt-dix, j'ai trouvé plus de 1500 crânes humains sciés dans ce camp. Mais il n'y a pas de preuve de ces expériences, or ça expliquerait pourquoi il est si secret. Je continue parfois mes recherches. J'ai d'ailleurs une estimation du nombre de morts dans ce camp. Selon mon collègue Anatoli Jigouline, ça s'élèverait à trois cent mille. Voilà, je pense que nous avons fait le tour de la majeure partie du camp et de son histoire. D'ailleurs, si vous avez encore un peu le temps je peux vous conseiller d'aller voir le monument commémoratif de la Serpentika. C'est un camp d'extermination du Goulag dont on n'a que très peu d'informations.

Mattias et Klein hochèrent la tête. Ils empruntèrent le chemin inverse pour retrouver la Jeep. Klein avait des pensées plein la tête et commençaient à entrevoir l'atroce vérité qui se cachait derrière ses abominables crimes actuels... Pour le tueur de la Kolyma, ses crimes contemporains étaient un écho aux crimes barbares et sauvages ayant eu lieu durant la seconde moitié du vingtième siècle dans le goulag de la Kolyma.

Supplices de Toundra - 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant