Les deux jours suivants ne furent que déception car Eden ne se montra pas.
Chaque fois que la petite cloche de la porte d'entrée se mettait à tinter, signalant un client, je levais brusquement la tête pour voir si c'était lui.
Je savais pourtant très bien que s'il se décidait à venir, il passerait par la porte de derrière. Mon petit manège ne servait donc à rien, excepté à alimenter la curiosité de ma collègue qui me surprenait toujours en me jetant un regard interrogatif.
Je finissais alors par inventer une excuse sur le carillon qui avait le don de me surprendre avant de me replonger, comme si de rien n'était, dans la tâche que j'avais commencé.
Même si Judy ne posa pas de question quant à mon attitude, j'étais persuadée qu'elle se doutait de quelque chose. Elle avait une façon de deviner plutôt bien ce que je pensais, ce qui était parfois très déstabilisant.
Pourtant, il était hors de question que je lui demande si Eden comptait venir ou que je lui pose la moindre question sur son frère, même si je brûlais de savoir comment il allait. Cela n'aurait servi qu'à confirmer ses soupçons sur mes relations avec son frère.
En vérité, si je voulais tant revoir Eden, c'était parce que j'étais curieuse de savoir comment s'était passé son entrevu avec Christian. Judy avait sous-entendu que la présence d'Eden, le jour où il m'avait invité au restaurant, n'aurait rien changé à ce qui s'était visiblement passé. J'ignorais de quoi il en retournait, mais il était évident qu'il y avait eu quelque chose. L'inquiétude que j'avais vu sur le visage de mon amie me permettait d'en être sûre.
Je me demandais si cette personne avec qui Eden avait des griefs était toujours à Anmore Cove où si elle était repartie. Peut-être qu'Eden l'avait vu, finalement et que leur entrevue s'était mal passée. Si c'était le cas, la conversation avait peut-être viré à un règlement de compte violent. J'imaginais sans mal Eden perdre patience et contenance. Il était sur les nerfs quand on parlait de cette personne, je l'avais remarqué au restaurant. Mais si une telle situation s'était produite, Judy aurait forcément trahi son inquiétude, comme quand j'étais revenue de dîner avec Eden.
Or, depuis deux jours, elle paraissait complètement normal. Elle affichait son sourire radieux en parlant de tout et de rien avec sa bonne humeur caractéristique. Mon hypothèse n'était donc pas la bonne.
Dépitée d'avoir laissé mon imagination inventer un scénario aussi dramatique et d'y avoir presque cru, je finis par me raisonner en me disant que si Eden ne venait pas, c'était qu'il n'en avait tout simplement pas envie. A moins qu'il s'agissait de son travail qui lui prenait du temps. Mais, là encore, ce n'était pas plausible puisqu'il m'avait révélé que quand il s'enfermait dans le bureau de Christian, c'était justement pour travailler. Ou alors, il devait aider Rose à la boutique de meubles. Peut-être qu'à l'approche de Noël, les ventes étaient plus importantes et qu'elle avait besoin d'un coup de main.
Je récupérais un autre livre dans le carton à mes pieds et étouffais un soupir de frustration. Toutes ces questions avaient le don de m'exaspérer, à la longue. Mais davantage que les questions, c'était l'ignorance de la situation qui m'agaçait le plus.
C'est alors que le téléphone de Judy se mit à sonner. Je sentis automatiquement mon coeur s'arrêter dans ma poitrine, ce qui était une réaction complètement stupide étant donné que j'ignorais qui était l'appelant.
Judy fronça les sourcils et tous mes sens se mirent en alerte.
— Je reviens, murmura-t-elle avant de filer dans l'arrière-boutique pour prendre l'appel.
Je me demandais secrètement s'il s'agissait d'Eden. Avait-il eu un souci quelconque ? Etait-il question de son « ennemi » ?
Quand elle revint, deux minutes plus tard seulement, je fis mine d'être absorbée par mon travail. Je ne voulais pas qu'elle pense que j'étais rongée par la curiosité. Je lui jetais seulement un petit regard à la dérobée et lui demandais si tout allait bien, sur un ton que j'espérais le plus naturel possible. Elle me sourit et me répondit que c'était seulement le garage qui la rappelait pour sa voiture.
— Ça ne t'ennuie pas si je te laisse toute seule ? Le temps que j'aille chercher ma voiture, me demanda-t-elle avec un air désolé.
— Non, pas du tout. Mais, tu vas y aller comment ?
— Eden va venir me chercher, d'ici quelques minutes.
De nouveau, mon coeur s'emballa et mon ventre se contracta. Je tentais de cacher ma surprise (et ma joie) autant que je le pouvais.
Elle m'avait répondu avec détachement, pourtant, je sentais son regard peser sur moi quand je ne la regardais pas, et je me demandais si elle n'avait pas fait exprès de me lancer cette information. Cette pensée me poussa également à m'interroger sur le fait qu'elle se soit rendue compte que je guettais Eden depuis deux jours.
Je sentis mes joues rosirent et j'espérais très fortement que ce ne soit pas le cas. Pourtant, j'étais véritablement contente, un peu trop peut-être, à l'idée de revoir Eden. Par contre, il était hors de question que je le lui montre !
Il fallait donc que je me concentre pour prendre un air naturel et détaché quand je le verrais.
J'entendis alors klaxonner à l'extérieur et je vis Judy se lever prestement.
— Voilà mon chauffeur !
Je sentis ma joie s'évaporer comme neige au soleil. Visiblement, je m'étais emballée pour rien car Eden n'avait pas l'intention de rentrer dans la librairie.
Judy m'adressa un petit clin d'oeil complice qui suffit à me persuader qu'elle avait bel et bien deviner mes émotions. Je me fustigeais intérieurement d'être à ce point prévisible et me promis de faire davantage d'efforts, à l'avenir, pour cacher mes ressentis.
Je la vis enfiler son manteau en laine gris et mettre son petit béret noir sur sa tête avant de m'adresser un salut de la main et de disparaître par la porte de derrière.
Dès que je me retrouvais seule, je m'autorisais à pousser un profond soupir. Je ne pouvais m'empêcher de me demander pourquoi Eden n'était pas sorti de sa voiture pour me saluer. Ne serait-ce que par politesse. Je savais qu'il en manquait parfois, mais j'avais pensé qu'après notre dîner de la dernière fois, il deviendrait un peu plus aimable qu'au début. Encore une fois, je m'étais trompée.
Je me sentais extrêmement bête d'avoir guetté un garçon pendant deux jours alors que lui ne se souciait absolument pas de moi. Je repensais à notre sortie au restaurant, cherchant un détail qui m'aurait échappé et qui expliquerait qu'il ne prenne plus la peine de venir à la librairie. Peut-être avait-il voulu être gentil en me disant qu'il appréciait de discuter avec moi et qu'au fond, il me trouvait ennuyeuse et inintéressante.
Eden avait peut-être cru que j'étais intéressée par lui et il avait décidé de s'éloigner. Mais cette possibilité était absurde car je ne m'intéressais pas du tout à lui.
Certes, j'avais aimé nos conversations au restaurant, mais de là à penser que j'étais amoureuse de lui...
A cette idée, je sentis mes joues s'enflammer et fus heureuse qu'il n'y ait personne dans la librairie.
Non, je n'étais pas amoureuse. Bien qu'étant ignorante dans ce domaine, j'étais quand même capable de discerner si j'aimais réellement une personne ou pas et en ce qui concernait Eden, j'étais sûre que ce n'était pas de l'amour que j'éprouvais. Un sentiment d'amitié, tout au plus, même si une amitié avec Eden semblait être assez difficile. Cependant, même si j'appréciais sa compagnie, quand il était dans ses bons jours bien sûr, mes sentiments à son égard n'allaient pas plus loin que cela.
En revanche, il allait vraiment falloir que je commence à prendre du recul avec lui si je ne voulais pas passer mon temps à être déçue par ses réactions.
Je décidais de l'oublier et terminais consciencieusement mon travail. Je sentis alors mon portable vibrer dans la poche de mon pantalon. Je fronçais les sourcils en voyant un message de Neil.
Apparemment, des randonneurs étaient venus faire une signalisation de la présence d'un ours dans une forêt à quelques kilomètres d'ici. Ils avaient découverts ses traces sur le sentier de randonnée qu'ils avaient emprunté deux jours avant. Mais cela restait encore à confirmer.
Neil terminait son message en me disant que c'était peut-être « notre ours fétichiste des coeurs », suivi par un petit emoji représentant un bonhomme avec un petit sourire en coin qui était très représentatif de mon oncle quand il se mettait à me taquiner.
Cette nouvelle réveilla mon stress. Si les randonneurs disaient vrai et que les traces appartenaient bel et bien à un ours, la menace que mon oncle croyait écartée ne l'était pas.
Un ours féroce se baladait dans les environs de la ville.
Un frisson me parcouru tandis que je rangeais mon téléphone dans ma poche, le regard perdu devant moi. Je repensais à ce que Neil m'avait appris sur la dépouille du sanglier qu'ils avaient retrouvé, trois jours en arrière. Le coeur de la victime n'avait toujours pas été retrouvé. Bien que j'avais encore du mal à imaginer un ours manger un coeur de sanglier et laisser le reste de la carcasse, aucune autre explication logique ne me venait en tête pouvant expliquer la disparition de cet organe.
Pourtant, il devait bien avoir une autre explication. Je ne m'y connaissais pas du tout en animaux de la forêt mais j'étais sûre que les ours ne mangeaient pas les coeurs des autres.
Je ressentis soudain le besoin vivace de me convaincre que je n'étais pas folle. Me dirigeant vers l'ordinateur de l'accueil, j'ouvris la fenêtre d'internet. Une page d'erreur s'afficha à l'écran m'indiquant que le routeur n'était pas connecté.
Je soupirais en tapant du plat de la main sur le bureau. Judy m'avait prévenu que la connexion avait tendance à sauter et qu'il fallait la reconnecter de temps en temps. Or, elle avait omis de me montrer comment faire.
Je n'étais pas très douée en branchement informatique alors je laissais tomber rapidement l'idée d'aller trifouiller dans les câbles électriques. Avec la chance que j'avais, j'étais capable de m'électrocuter et comme j'étais toute seule, je n'allais certainement pas prendre ce risque.
Il me vint à l'esprit qu'Eden devait forcément savoir comment faire, lui. Je pouvais très bien attendre qu'il revienne avec Judy pour lui demander de m'aider. Il serait alors bien obligé de m'adresser la parole.
Tu es stupide, Wendy !, me morigénais-je intérieurement.
En venir à de tels stratagèmes pour parler à un garçon était puérile, idiot et déplorable. Sans compter que ce n'était même pas certain qu'il revienne à la librairie avec Judy. Après tout, il la conduisait juste chez le garagiste pour récupérer sa voiture, rien ne l'obligeait à revenir.
Et puis, je ne tenais pas vraiment à expliquer le sens de ma recherche sur les ours mangeurs de coeur à Judy et encore moins à Eden. Ils me prendraient certainement pour une attardée.
Par chance, mon cerveau se réveilla et me rappela que j'avais encore mon portable. Je le sortis de nouveau et restais pendant quelques secondes bête devant la barre de recherche, sans savoir quoi écrire pour obtenir une réponse à ma question.
Je commençais par rechercher « ours déchiquète un animal ». Je tombais sur des articles ayant pour gros titres « Un ours déchiquète un chien », « Ours polaire dévore un ourson » ou encore « Un homme terrifié tombe nez à nez sur un ours squattant sa terrasse ». Ma curiosité me fit aller sur le lien du premier article, qui correspondait davantage à ce que je cherchais.
Il était question d'un ours qui s'était introduit dans la cours d'une propriété où il y avait un chien. L'article ne précisait rien de plus, si ce n'était que le pauvre chien n'avait pas survécu. Aucun détail concernant l'état du chien ni si le coeur avait été arraché.
Je décidais de tenter une autre recherche sur la probabilité qu'un ours arrache le coeur d'une de ses victimes mais les résultats ne furent pas concluants.
Même si j'étais plutôt rassurée d'avoir la certitude que je n'étais pas complètement folle sur le fait que les ours n'étaient pas capables d'une telle chose, je n'étais pas plus avancée.
La piste de l'ours semblait vaine, alors je tentais de chercher quels étaient les animaux qui arrachaient le coeur de leur victime. Mais là encore, ma recherche ne mena à rien. Soit il était question de cannibalisme, soit on parlait d'humains qui tuaient les animaux et récupéraient leurs organes ou encore on me proposait une recette pour cuisiner le coeur de boeuf.
Je survolais rapidement les articles sans cliquer dessus, mais poursuivais malgré tout ma navigation pour ne rien laisser passer.
Au bout de quelques minutes, je me fis une raison et remontais les pages que j'avais parcouru, histoire d'être bien sûre de ne pas avoir loupé un article intéressant.
Tandis que je faisais défiler les pages rapidement sur mon écran, je crus voir passer un mot en légende d'un article que je n'eus pas le temps d'identifier, mais qui me disait vaguement quelque chose.
J'entrepris de redescendre le fil des pages pour retrouver le site.
— Tout va bien, Wendy ? Me lança alors une voix familière.
Je fis un bond et poussais un petit cri de frayeur tout en lâchant mon téléphone qui alla s'écraser par terre. Liam me regardait avec des yeux ronds comme des soucoupes, complètement interloqué.
— Je ne m'attendais pas à ce que tu aies aussi peur, désolé.
Alors que je reprenais mes esprits, je vis ses traits se détendre et il finit par éclater de rire.
— Haha, moque toi, raillais-je en ne réussissant pas à retenir un sourire.
— Tu aurais vu ta tête !
Je finis par joindre mes rires aux siens, Liam possédant un rire beaucoup trop communicatif. Je me penchais afin de ramasser mon portable et regardais l'écran noir.
— Il a tenu le coup ? Demanda Liam en reprenant son souffle.
— Je pense qu'il s'est éteint sous le choc, mais l'écran n'est pas cassé, heureusement, répondis-je en le remettant dans ma poche. Plus de peur que de mal.
— Tant mieux, alors.
— La prochaine fois, tu pourrais faire plus de bruit tout de même pour te manifester, le sermonnais-je en souriant.
— Désolé. Mais la petite clochette à bien tintée. Je croyais que tu l'avais entendu. Elle n'est pas très discrète, pourtant.
Mes recherches m'avaient tellement absorbées que je n'avais fait attention à rien d'autre. Liam se pencha sur le comptoir, un petit sourire aux lèvres.
— A mon avis, tu devrais peut-être t'acheter des aides auditives.
— Je vais y songer, oui, pouffais-je. Si tu me disais plutôt ce que tu fais là ?
Son sourire s'élargit, dévoilant une rangée de dents blanches.
— Je me suis seulement dit que ça faisait longtemps que je ne t'avais pas vu.
Sa gentillesse me toucha et je lui rendis son sourire en penchant légèrement la tête sur le côté.
— C'est vrai que ça fait quelques jours que je ne me suis pas arrêtée au café. J'espère que ton père ne m'en veut pas trop.
— Oh si ! Il est super en rogne contre toi et a enlevé de sa carte ton chocolat préféré pour la peine.
— C'est vrai ?! M'exclamais-je en ouvrant de grands yeux.
— Mais non, banane ! Il se demande seulement si tu vas bien et espère que tu ne vas pas oublier de revenir. Il m'a dit de te dire que ta table t'attendait toujours, si tu veux tout savoir, répondit-il en riant.
Je lui tirais la langue mais fus soulagée que Ben ne m'en veuille pas de ne plus venir le voir. Il allait falloir que j'y aille, un de ces jours, sans compter que le goût de son chocolat commençait à me manquer aussi.
Je reportais mon attention sur Liam et le regardais d'un air légèrement réprobateur.
— J'espère que tu n'as pas séché les cours pour venir me voir.
— Rassure-toi, je ne travaille pas aujourd'hui, répondit-il avec un petit sourire mutin adorable.
— Je préfère ça, dis-je en le regardant en coin ce qui le fit rire. Je m'en voudrais de te détourner de tes études. Ça se passe bien ?
J'entrepris de faire un peu de rangement sur le bureau de l'accueil qui était jonché de papiers en tout genre et de bouquins.
— Oui, ça va. Mais le premier semestre est plutôt centré sur le théorique, c'est très scolaire. J'ai hâte d'être au deuxième semestre, il y aura davantage de pratique.
— J'imagine, oui.
Liam me parla de son programme scolaire et du projet qu'il comptait faire et présenter à la fin de l'année. Je n'avais pas tout saisi car il s'était lancé dans une longue litanie de détails en tout genre concernant la conception de son objet, mais je retins qu'il s'agissait d'un appareil sensé purifier l'environnement d'une maison en aspirant toutes les bactéries néfastes invisibles à l'oeil nu.
J'émis un petit sifflement admiratif.
— Tu as déjà ton idée, c'est une bonne chose. Et de ce que tu m'en dis, ça à l'air très prometteur, le félicitais-je sincèrement.
— Merci, mais à vrai dire, je n'ai pas encore arrêté mon choix sur cette invention. Le problème, tu vois, c'est que j'ai trop d'idées !
Il venait de se passer une main dans ses cheveux et ce geste me rappela immédiatement Eden. Je baissais rapidement les yeux sur la pile de livres pour ne pas que Liam me voit rougir.
— J'imagine, oui, que ce doit être difficile de choisir parmi pleins d'idées différentes, dis-je en récupérant les romans avant de me diriger vers le rayon des classiques français.
— Tu n'imagines pas à quel point ! Me dit-il en me suivant. Mais heureusement, il me reste encore quelques mois pour me décider.
Je lui adressais un sourire pour toute réponse et commençais à ranger les livres sur les étagères.
— Bon, et toi alors ? Me demanda-t-il en m'observant tout en s'appuyant contre la bibliothèque qui se trouvait à côté.
— Tout va bien, merci, répondis-je en me hissant sur la pointe des pieds pour accéder au rayon tout en haut.
Me voyant en difficulté, Liam s'approcha de moi.
— Attends, je vais t'aider.
Il me prit le livre des mains et le glissa à sa place.
J'eus l'impression qu'il était encore plus grand que la dernière fois que nous nous étions vus mais je réalisais après coup que c'était seulement parce qu'il se trouvait très près de moi. Je ne pus me retenir de penser qu'il était moins grand qu'Eden, même s'il me dépassait d'une tête.
Aussi proche, je pouvais nettement sentir son odeur et je crus reconnaître un mélange de patchouli, de cannelle et de café. Ce n'était pas désagréable, mais le patchouli me piqua légèrement le nez et me fit éternuer. Quand je relevais la tête vers Liam, celui-ci me regardait de ses yeux marrons avec un petit sourire, différent de ceux qu'il avait l'habitude de me servir.
Légèrement mal à l'aise par sa proximité et son regard quelque peu charmeur, je me raclais la gorge et reculais de quelques pas.
— Merci.
— Tu n'as pas mangé assez de soupe, on dirait, plaisanta-t-il en retrouvant son sourire amical que je préférais largement à celui qu'il venait de me servir.
— Ça, c'est un mensonge que l'on sort aux enfants pour qu'ils mangent des légumes, répliquais-je plus détendue.
— Aïe, ça sent le vécu, grimaça-t-il. On t'a beaucoup forcé ?
— Pas eu besoin. J'adore la soupe !
— Ça doit être frustrant, alors.
Il rit tandis que je le poussais gentiment avec mon coude.
— Bon, et si tu me disais ce qui t'a tellement absorbé, tout à l'heure, au point que tu ne m'as même pas entendu arriver ?
Sa question me prit au dépourvu et je me détournais de lui tout en me mordant la lèvre, faisant mine de ranger un autre livre. J'aurais préféré qu'il ne s'intéresse pas à mes recherches. C'était assez gênant.
Je balayais l'air de la main de manière désinvolte, histoire qu'il lâche l'affaire.
— Une recherche, mais ce n'était pas si important.
— Ça avait l'air, pourtant. Et si tu m'en disais davantage ?
Je grimaçais en direction des livres. Il avait fallu que sa curiosité se réveille pile ce jour-là. Pourtant, je savais très bien qu'il ne manquerait pas de se moquer de moi s'il savait sur quoi portait mes recherches. Mais j'hésitais quand même à lui en parler parce que l'idée que quelqu'un d'autre soit au courant me rassurait un peu.
— Je peux peut-être t'aider, si ça se trouve, proposa-t-il comme je ne répondais pas.
Je réfléchis à sa proposition pendant quelques secondes. Je doutais fortement qu'il soit calé dans ce domaine, mais après tout, je n'en étais pas totalement sûre. Il s'intéressait à pas mal de choses différentes, les animaux pouvaient être une autre de ses passions.
— Faut-il que je te supplie ? Pouffa-t-il dans mon dos.
Je soupirais en me tournant vers lui. Il avait glissé les mains dans ses poches de façon décontractée et attendait impatiemment que je lui livre mes recherches.
— Tu promets de ne pas te moquer ? Grimaçais-je sans le regarder.
— Tu me connais, non ?
— Justement.
Il lâcha un petit rire mais je savais pertinemment que Liam était du genre à me charrier pendant longtemps sur ce que j'allais lui exposer. Il était donc très important, pour moi, qu'il promette de se contenir.
Je levais les yeux dans sa direction, adoptant le regard le plus sérieux dont j'étais capable. Liam se racla discrètement la gorge et me sourit.
— Je te promets.
Je l'observais quelques instants pour vérifier sa sincérité et une fois satisfaite, je lui déballais mes interrogations, en commençant par la moins bizarre.
— Est-ce que tu sais s'il existe des animaux capables de déchiqueter d'autres animaux, comme un sanglier par exemple ?
Un silence s'abattît dans la librairie. Je vis Liam plisser le front, perplexe, avant que les coins de sa bouche ne se mettent à frémir.
— Liam, tu m'as promis ! Lui rappelais-je en le pointant du doigt, menaçante.
— Je ne me suis pas moquée ! Se défendit-il en retenant le sourire que j'avais vu poindre.
— Pas encore, murmurais-je en me détendant, à moitié, seulement. Mais ça ne saurait tarder, à mon avis.
— En vérité, je ne m'attendais pas à ça.
Il étouffa un petit rire en se pinçant la bouche et je le fusillais du regard.
— Bon, tant pis, laisse tomber.
Je m'apprêtais à quitter le rayon mais la main de Liam me retint par le bras.
— Non, non, désolé. C'était l'effet de surprise. Je vais tâcher de répondre à ta question.
Il se racla la gorge en fermant les paupières et en inspirant profondément, comme s'il devait canaliser son envie de rire, tandis que je croisais les bras sur ma poitrine, attendant qu'il daigne me répondre.
Quand il rouvrit ses yeux, son regard était sérieux et nul trace de sourire ne flottait sur ses lèvres.
— Honnêtement, je n'en ai aucune idée, me répondit-il lentement.
Je levais les yeux au ciel.
— Tout ça pour ça, rétorquais-je en soupirant.
— Cela dit, m'interrompit-il, je dirais que tous les animaux dotés de griffes sont capables de déchiqueter un autre animal.
Je plissais les yeux en le regardant. Il paraissait sérieux, pour une fois. Malheureusement, sa réponse ne m'avançait pas vraiment.
— Un ours en serait capable ? Demandais-je encore.
Liam se massa la nuque.
— Ils sont assez imposants et ont de grandes griffes donc peut-être, oui.
— Et est-ce que tu crois qu'il pourrait arracher le coeur d'une de ses proies ?
J'avais risqué de poser cette question, qui était la plus importante, mais quand Liam me fixa, pendant quelques secondes, comme si j'étais sortie de l'asile, je regrettais aussitôt de l'avoir posé si vite.
— Pourquoi faire ? Souffla-t-il alors.
— Je t'avoue que je ne sais pas vraiment. Les ours mangent les coeurs ?
— Quoi ? S'exclama-t-il l'air dégouté.
Je me mordis la lèvre, constatant que j'étais allée trop loin pour la patience de Liam. Je sentis le rouge me monter aux joues en me disant que j'aurais mieux fait de me taire.
— Pourquoi un ours mangerait un coeur animal ?
— Je n'en sais rien, c'est peut-être un truc d'ours !
— Un truc d'ours ? Répéta-t-il en riant.
Je soupirais, exaspérée avant de croiser le regard de Liam. Je finis par émettre un petit rire moi aussi. Cette histoire était complètement dingue.
— Tu trouves ça fou, n'est-ce pas ? Lui demandais-je en espérant qu'il me contredise, au moins par sympathie à mon égard.
Liam posa sur moi un regard bienveillant.
— Disons que j'aimerais savoir pourquoi tu t'intéresses autant aux ours et à leur manière de tuer leur proie. J'imagine que tu n'as pas décidé de devenir garde forestière, tout d'un coup, lâcha-t-il dans un petit rire.
Je lui racontais alors mon entrevue avec le sanglier dans la forêt ainsi que l'autre animal, dont je recherchais encore l'identité. Une fois que j'eus fini de tout lui relater, Liam ouvrit de grands yeux.
— Tu t'es fais courser par un ours ?
— C'est là tout le problème, répondis-je, dépitée. Je ne suis pas sûre que ce soit véritablement un ours, en fin de compte. Honnêtement, je commence même à douter de m'être fait poursuivre par un quelconque animal. Il est probable que la peur et l'adrénaline m'aient fait croire que j'étais poursuivie, mais qu'en réalité, ce n'était pas après moi qu'il en avait, mais après le sanglier.
— Tu ne t'es pas retournée pour voir ?
— J'étais beaucoup trop paniquée pour faire ça, avouais-je. Je te dis, à tous les coups, mon cerveau m'a joué des tours et s'est fait des films de course poursuite avec un animal féroce.
— C'est possible, effectivement, admit-il à regrets, comme s'il avait de la peine pour moi.
— Pour autant, le sanglier était bien réel, lui. Et un autre animal a véritablement réussi à le faire fuir avant de le déchiqueter en mille morceaux. Mon oncle a retrouvé la dépouille le lendemain, donc je ne suis pas complètement malade, tentais-je de me convaincre, ce qui fit de nouveau rire Liam.
— Pas complètement, non, concéda-t-il. Ton oncle n'a pas trouvé de traces d'autre animal ?
Je secouais la tête.
— Il n'y avait que la carcasse du sanglier. Ils ont ratissé la forêt et n'ont rien trouvé d'autre.
— La pluie a peut-être effacé les traces, dit Liam en haussant les épaules.
— C'est possible. Mais ça n'explique pas pourquoi la bête a gardé le coeur du sanglier.
— C'est peut-être un truc d'ours, pouffa Liam en me poussant gentiment de l'épaule.
Je réfrénais un petit sourire et soupirais.
— Tu es impossible, Liam.
Je me détournais de lui pour ne pas qu'il ne remarque le sourire que j'avais contenu.
— Allez, je plaisante, me dit-il derrière moi.
Mais je pouvais sentir à sa voix qu'il était en train de rire. Je fis volte-face pour vérifier mes soupçons qui s'avéraient être justes.
— Je demanderais l'avis de Judy et Eden. Ils seront peut-être plus intéressés que toi sur cette bête qui rôde dans les environs de la ville, répliquais-je en lui tirant la langue.
A ces mots, le visage de Liam se ferma brusquement. Sa réaction me surpris et je fronçais les sourcils, craignant d'avoir dit quelque chose de mal.
— Eden ? Répéta Liam d'une voix blanche.
— Euh... Oui, le frère de Judy, ma collègue, répondis-je en me demandant où était le problème.
— Je sais qui c'est, trancha-t-il sèchement.
Je le dévisageais sans oser bouger. Son ton ne ressemblait pas du tout au Liam que je connaissais. Je ne comprenais pas du tout d'où lui venait cette soudaine colère qu'il semblait porter à l'encontre d'Eden. Avaient-ils eu un différent ? A voir le regard noir de Liam, je n'en doutais pas un seul instant.
Ma curiosité pointa le bout de son nez, pour ne pas changer, et je me retins juste à temps de poser la moindre question.
— D'accord, fis-je simplement avant de retourner au comptoir.
Ces histoires ne me regardaient pas, après tout, et je n'avais pas envie de me disputer avec Liam concernant Eden, c'était ridicule. Même si je me demandais ce qui avait bien pu se passer pour que Liam réagisse de cette manière à l'évocation d'Eden. Il était tellement gentil avec tout le monde que j'étais presque étonnée de sa réaction si virulente.
J'entendis les pas de Liam dans mon dos et il s'arrêta devant le comptoir alors que je partais récupérer un carton dans l'arrière-boutique. Quand je revins, il poussa un profond soupir. Toute trace de colère semblait s'être envolée, comme par magie. Il semblait davantage désolé et peiné à présent.
— Désolé. J'ai été un peu trop sec en te répondant, tout à l'heure, je n'aurais pas dû te parler sur ce ton. Tu n'y es pour rien, après tout.
Il m'adressa un petit sourire penaud et malgré mon incompréhension et les questions qui se bousculaient dans mon esprit, je m'efforçais de le lui rendre.
— Ce n'est rien, le rassurais-je en sortant quelques livres du carton pour les rentrer dans le logiciel.
— J'ai tendance à vite m'énerver quand il est question de... lui.
Il avait lâché ce dernier mot avec un air dégouté, comme si son simple prénom était un poison. A ce stade, c'était carrément de la haine qu'il éprouvait pour Eden. C'était suffisamment clair sur son visage.
— Tu l'auras compris, je ne le porte pas vraiment dans mon coeur, se sentit-il obligé de préciser en grimaçant.
— Ah bon ? Je ne m'en serais pas aperçue, dis donc, dis-je en feignant l'étonnement.
Liam eut un petit sourire avant de retrouver son sérieux.
— Tu arrives à l'apprécier, toi ?
Je percevais, dans le ton de sa voix, qu'il n'imaginait pas du tout que la chose soit possible, aussi, je me sentis rougir.
Après mes élucubrations silencieuses de tout à l'heure, j'aurais préféré éviter le sujet Eden, surtout avec Liam. De plus, cette question était assez risquée. Eden avait un caractère assez particulier, et plutôt lunatique, qui était vraiment perturbant à suivre. Pour autant, il savait se montrer intéressant et agréable quand il était dans son bon jour. Mais je ne me voyais pas révéler ces deux choses à Liam. S'il ne le portait pas dans son coeur, je ne voulais pas rajouter de l'eau à son moulin et j'avais la sensation que quoique je dise, cela n'allait pas lui plaire.
Je m'emparais d'un autre livre.
— Je n'ai pas vraiment d'avis, dis-je sans le regarder. Je ne le connais pas tellement.
Je ne savais pas si Liam allait gober ce que je venais de lui dire mais je l'entendis soupirer.
— Franchement, c'est peut-être aussi bien, dit-il retrouvant son ton dur. Crois-moi, il ne mérite pas d'être connu.
Je me raidis et le livre que je tenais dans les mains m'échappa pour atterrir dans un bruit sourd au fond du carton duquel je venais de l'extraire. Liam connaissait visiblement une facette d'Eden que je n'avais pas encore découverte, et la sensation de danger que j'avais ressenti au restaurant se rappela à moi, hérissant les poils de ma nuque.
Je me penchais dans le carton et récupérais le livre en vérifiant qu'il ne soit pas abimé. Cette manoeuvre me permis de reprendre mes esprits sans que Liam ne puisse voir l'expression de mon visage.
Je me redressais alors et lui fis face.
— Pourquoi ça ? Demandais-je, désireuse de savoir ce qu'il voulait dire.
Liam se massa lentement la nuque.
— C'est... compliqué.
J'aurais aimé lui demander ce qui s'était passé entre eux mais j'avais peur de paraître indiscrète et trop curieuse. Encore une fois, cette histoire ne me regardait pas vraiment mais j'en voulais un peu à Liam d'avoir attiser ma curiosité. Il aurait très bien pu ne pas relever quand j'avais parlé d'Eden, s'il ne voulait pas en parler. C'était trop facile de lancer des perches pour ensuite espérer que personne ne s'y accroche.
Surtout pour des personnes aussi curieuses que toi !, me souffla mon cerveau. Toujours à comploter contre moi, celui-là !
Mais je n'allais tout de même pas tirer les vers du nez à Liam, je détestais faire cela. Je finis donc par ravaler les questions qui me brulaient les lèvres.
— Ne te sens pas obligé d'en parler, Liam. Après tout, ça ne me regarde pas.
— Je pense qu'il faut quand même que tu saches quelle genre de personne il est.
Ses mots me firent de nouveau frémir et mon coeur manqua un battement sous l'effet de la surprise.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Réussis-je à souffler.
Je restais pendue à ses lèvres, attendant qu'il me révèle ce qu'il savait à propos d'Eden et qui semblait si terrible. Malgré mon impatience, je me demandais si c'était une bonne idée de croire aveuglément le témoignage de Liam. J'ignorais de quoi il était question mais je ne savais pas non plus si ce que j'allais apprendre était une vérité ou un mensonge. Il était donc important que je prenne du recul sur ce que j'allais entendre. Je ne voulais pas que cela affecte mes relations avec Eden ou avec Liam.
Quand ce dernier ouvrit la bouche, je retins ma respiration. Mais une voix émergea du fond de la boutique.
— Wendy, c'est moi ! Entendis-je la voix de Judy.
Je me figeais l'espace de quelques instants en imaginant Eden avec elle. Si Liam et lui se retrouvaient face à face, comment allaient-ils réagir ? L'appréhension monta en moi tandis que je regardais Liam qui semblait plus détendu, ignorant la possible présence d'Eden.
Il m'adressa un faible sourire et glissa ses mains dans ses poches.
— Je ferais mieux de te laisser, me dit-il en baissant un peu la voix. Je t'ai suffisamment embêté, je crois.
Il ponctua sa dernière phrase d'un clin d'oeil. J'étais à la fois déçue et rassurée qu'il n'ait pas eu le temps de m'en dire plus. Je me rendais compte que je préférais apprendre les choses de la bouche d'Eden, directement. Enfin, si je le revoyais un de ces jours.
— Merci d'être passé, Liam, lui dis-je en me détendant. Ça m'a fait plaisir de te voir.
Le visage de Liam s'illumina d'un large sourire, plissant ses petits yeux bruns.
— Moi aussi. Très plaisir ! J'espère qu'on se reverra bientôt !
— A plus, Liam.
Il s'éloigna à grandes enjambées en me saluant de la main avant de disparaître. Judy arriva à ce moment là et me demanda avec qui j'étais en train de parler. Quand je lui répondis qu'il s'agissait de Liam, je vis nettement la surprise dans ses yeux, mais elle n'ajouta rien.
Je récupérais le carton et traversais les rayons en vu de ranger les livres que j'avais terminé d'enregistrer. Même si j'étais soulagée que Liam n'ait pas eu le temps de m'expliquer ce qui s'était passé entre lui et Eden, je ne pouvais empêcher mon cerveau de se remémorer les phrases qu'il avait dit. Ce sentiment de danger ne m'avait pas quitté et bien que j'avais tenté de l'ignorer, il était bel et bien là, comme un avertissement.
Sauf que je ne savais pas du tout sur quoi il me mettait en garde. Sur la prudence à avoir quant à ce que Liam s'apprêtait à me raconter à propos d'Eden ? De faire attention à ne pas croire tout ce qu'il voulait me dire sur lui ? Ou bien sur le danger que représentait réellement Eden si je continuais de me rapprocher de lui ?
Je revis l'intensité de ses prunelles émeraudes et sentis mon pouls battre plus fort, comme si elles étaient réellement en face de moi, me scrutant pour deviner à quoi je pensais.
Une sueur froide coula le long de mon dos et je sentis la pointe de danger s'accentuer au fond de moi.
Il n'y avait pas de doute possible. La mise en garde était bien pour Eden.
Ayant trouvé l'origine réelle de l'avertissement qui avait germé au fond de moi, il était plus que légitime, désormais, que je me pose la question à laquelle Liam avait voulu répondre tout à l'heure.
Quelle genre de personne était Eden ?PS : 🌟 merci de cliquer sur la petite étoile en bas du chapitre si vous avez aimé 🌟
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Anmore Cove
ParanormalA dix-huit ans, Wendy décide de partir vivre avec son oncle qui lui a trouvé un stage dans la librairie de sa ville, Anmore Cove. Encore marquée par l'abandon de son père quand elle avait six ans, la jeune fille voit dans ce changement l'échappatoir...