Chapitre 33

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Eden était figé sur place devant l'homme énigmatique qui nous barrait le passage. Il me tenait fermement derrière lui, si bien que j'étais toujours incapable de voir les traits de la personne qu'il avait tant redouté.
— Si je ne te connaissais pas, Eden, je dirais que tu cherches à m'éviter, dit-il alors, un sourire dans la voix.
Eden serra la mâchoire et tout son corps se raidi davantage.
— Je me trompe ?
Christian s'approcha de nous et se plaça à côté de son lui.
— Je te croyais parti.
— Je suis plein de surprise !
Christian ne sembla pas du tout amusé par sa réponse. Il lui répondit d'un ton sec.
— Il me semble qu'on s'était mis d'accord, pourtant. Tu devais partir avec le groupe de Pénélope.
Je fronçais les sourcils, ne sachant qui était cette Pénélope dont il était question, mais gardait ma question pour plus tard.
— Je sais, je sais. Mais je n'ai pas pu résister à l'envie de vous voir une dernière fois. Il faut croire que je suis trop sentimental.
Il avait pris un air faussement triste et théâtral.
— Ou alors tu as une idée précise en tête, rétorqua Judy, que je voyais de là où j'étais.
Le nouveau venu pivota lentement vers elle et je pus le voir de dos, un bref instant.
Il prit un ton exagérément innocent pour lui répondre.
— Une idée ? Pourquoi aurais-je une idée en tête ?
Judy fronça les sourcils et plaça les poings sur ses hanches, comme si elle s'apprêtait à réprimander un enfant qui venait de mentir.
— Ne fais pas l'innocent. On te connait tous suffisamment pour savoir que si tu es revenu, ce n'est pas par hasard.
Il laissa échapper une exclamation outrée qui sonnait faux.
— Moi ?! Mais enfin, je suis sage comme une image !
— A d'autres !
L'homme se tourna vers Christian et Eden et je pus enfin voir son visage qui me fit froid dans le dos. Ses yeux gris aciers s'agrandirent.
— Vous pensez, vous aussi que je reviens pour une raison sournoise ?
Ils ne répondirent pas mais leurs regards menaçants suffirent à lui faire comprendre ce qu'ils pensaient réellement. Ils semblaient également avoir l'habitude d'une telle comédie de la part de cet homme.
L'inconnu ouvrit la bouche, faisant mine d'être scandalisé et peiné par les accusations dont il était l'objet.
— Je n'en reviens pas ! Vous me prêtez toujours de mauvais mobiles. C'est tellement triste.
Il semblait véritablement aimer faire ce genre de scène. J'aurais presque ri de son attitude si je ne ressentais pas autant le poids du danger qui semblait planait sur lui.
Parce qu'il était dangereux, j'en aurais mis ma main à couper. La manière dont Eden se tenait face à lui, tendu comme un arc, prêt à user de sa puissance au moindre pas de travers, me le confirmait pleinement.
De plus, Christian, bien que conservant son calme, paraissait également sur le qui-vive face à cet individu exubérant.
Ils étaient tous les trois autour de lui, veillant à ce qu'il ne tente rien. Rien que ce détail suffisait à me tenir sur mes gardes, moi aussi. Après tout, j'étais la seule humaine du groupe, autrement dit la plus vulnérable mais aussi la cible
potentiellement parfaite pour un traqueur de coeur à la recherche d'une âme pure. Ce n'était pas justement à cause de ce genre de Waldren qu'Eden avait voulu me préparer, quelques instants plus tôt ?
Une sueur froide coula dans mon dos. Maintenant que ce Waldren se tenait devant nous, il ne faisait plus aucun doute qu'il correspondait parfaitement à l'idée que je m'étais faite d'un traqueur de coeur. Sûr de lui, provocateur mais surtout
extrêmement dangereux.
Je n'étais pas du tout tranquille d'être en sa présence. Je sentais que même quand il ne me regardait pas, il semblait être particulièrement attentif à mes réactions. Je ne doutais pas qu'il aimait qu'on puisse avoir peur de lui.
— Arrête de jouer la comédie, fulmina la voix grave d'Eden, me ramenant à l'instant présent.
Le traqueur se tourna vers lui, reprenant son expression normale, sous le regard incendiaire que lui jetait Eden.
— Il me semble que tu as déjà eu ce que tu voulais, non ? Alors il est plus que temps de repartir d'où tu viens.
Le ton d'Eden était sans appel mais l'inconnu ne sembla pas s'en formaliser. Il fronça les sourcils et réfléchit quelques instants, les yeux levés vers le plafond.
— Ai-je vraiment eu tout ce que je voulais ? Cette question est très intéressante. Elle demande, cependant, quelques minutes de réflexion.
Eden serra fermement ses poings et j'entendis ses articulations craquer. Je pouvais nettement imaginer ses ongles s'enfoncer profondément dans la chair de sa paume.
— Tu voulais un coeur, n'est-ce pas ? poursuivit Eden brusquement. Il me semble que tu l'as eu.
Je fronçais un bref instant les sourcils. L'inconnu, lui, haussa les sourcils de surprise.
— Oh, tu veux parler de cette jeune femme charmante que j'ai rencontré dans la forêt pendant sa randonnée ?
Je me sentis blêmir tandis que je repensais à l'article que j'avais lu dans le journal, parlant de la mort de cette femme qui avait à peu près mon âge et que l'on avait retrouvé, le coeur arraché.
L'homme en noir secoua la tête en riant doucement.
— Quelle idée de se balader en forêt toute seule. Elle ne sait donc pas que c'est la porte ouverte aux agressions ?
— Je te rappelle que c'est toi qui la séduite et amené là-bas, sale...
— Eden.
Christian venait de nouveau de poser une main sur l'épaule d'Eden qui tremblait de tous ses membres. Je le comprenais parfaitement.
Je regardais le traqueur qui se tenait devant nous, avec des yeux effarés. Il semblait s'amuser de la situation qu'il avait lui-même provoqué. Le dégoût que j'éprouvais pour cet homme me fit frissonner violemment. Il le perçu et tourna ses petits yeux froids dans ma direction.
— Je te rassure, elle est morte dans un instant de pur plaisir. Si tu vois ce que je veux dire...
Il me gratifia d'un clin d'oeil qui me fit trembler de la tête aux pieds, quand je compris le sens de ses paroles. Je sentis mon estomac se soulever et je dus pincer les lèvres pour chasser la bile qui avait envahit ma bouche.
— Il me semble que ton...amie n'a pas l'air bien, Eden, fit remarquer le traqueur. Elle est livide comme une morte. Exactement comme cette chère Samantha dans ces
derniers instants.
Il fit mine d'essuyer une larme imaginaire de son oeil et renifla bruyamment. Mes mains devinrent moites et je sentis une profonde colère m'envahir.
— Personne ne peut être bien en ta présence, cracha Judy derrière lui.
Elle le regardait avec une grimace d'écoeurement profond.
— Sauf Samantha ! la contredit l'homme en noir avec un petit sourire amusé. D'ailleurs, tu aurais été très bien, toi aussi si tu avais été à sa place et goûté à ce que je lui ai donné.
La grimace de Judy s'accentua et elle le regarda de haut en bas avec mépris.
— Tu rigoles, j'espère ?
— Mais pas du tout. Ma proposition tient toujours, ma chère Judy. Tu sais que je serais ravie de partager un petit instant de bonheur avec toi...
Il eut tout juste le temps de finir sa phrase que Judy lui assena un baffe magistrale qui lui fit perdre l'équilibre. Le claquement résonna dans la grande pièce. Dès qu'il se
fut stabilisé, il recommença à sourire. Il essuya le coin de sa bouche, qui s'était mise à saigner sous le coup, et se massa la mâchoire qui émit un petit craquement, me faisant frémir.
— J'imagine que je l'ai mérité...
— Bien plus que tu ne le crois.
Les yeux de Judy lançaient des éclairs, comme si elle rêvait de le réduire en cendre par un simple regard. Ce qui ne m'aurait pas du tout dérangé, soit dit en passant.
— Maintenant, dégage, siffla la voix grave d'Eden.
L'homme se retourna vers lui. Sa joue avait déjà virée au bleu foncé.
— Venant de toi, c'est très blessant, tu sais.
Je n'en revenais pas qu'il continue son petit jeu de provocation. Il ne s'arrêtait donc jamais ? Rien n'était susceptible de le faire redescendre et de chasser ce petit
sourire malsain qu'il affichait en permanence ? La fureur me faisait bouillir intérieurement.
— Tu veux que je sois vraiment blessant ? le menaça Eden.
J'imaginais sans mal ce qu'il pouvait lui infliger. N'avait-il pas détruit un immense rocher en une pression, quelques minutes plus tôt ? Il était bien capable de faire de même avec cet homme. D'ailleurs, je me demandais pourquoi il ne l'avait jamais fait, tellement il était irritant. Mais je savais qu'Eden répugnait désormais à ôter la vie à quelqu'un, aussi exaspérant soit-il. Pourtant, je ne pensais pas que ce traqueur manquerait à qui que ce soit s'il venait à disparaître. Au contraire, le monde serait sûrement plus en sécurité sans lui. Surtout les jeunes femmes.
L'homme prit un air apeuré avant de se mettre à rire franchement, d'une manière qui était absolument terrifiante.
— Allons, Eden. Tu ne voudrais tout de même pas effrayer notre chère Wendy. Elle a déjà l'air au bout de sa vie, la pauvre.
Son regard se posa sur moi, me glaçant les sangs, mais je me sentais tellement en ébullition que je parvins à lui jeter un regard assassin. Au même instant, Eden fit instinctivement un pas vers lui.
— Je t'interdis de lui parler, de t'approcher d'elle ou même de la regarder. C'est clair ? grogna Eden avec férocité.
L'inconnu émit un rire clair.
— Tu as peur qu'elle ne résiste pas à la tentation et qu'elle succombe à mon pouvoir de séduction ?
Son regard enjôleur me fit froid dans le dos et de nouveau, je fus prise de nausée en imaginant ses mains se poser sur moi ou encore, et cette idée était la pire, sa bouche se coller à la mienne. Eden devait sûrement avoir imaginé la même scène car il le saisit par le col de sa veste en cuir et approcha son visage tout près du sien.
— Je ne plaisante pas, abrutis. Si tu ne veux pas que je t'arrache les membres un à un, tu as intérêt à te tenir loin d'elle.
L'homme plissa les yeux. Eden ne l'avait pas lâché.
— Je vois que ta relation avec elle a évolué.
Ces mots eurent le don de me faire légèrement sursauter de surprise. J'observais le traqueur, toujours entre les griffes d'Eden qui le regardait avec fureur.
— Je me rappelle pourtant très bien ce que tu m'as dit la dernière fois, à son propos.
Il se gratta la barbe du menton tout en semblant réfléchir.
— C'était quoi déjà tes mots exacts ?
— Ferme-la.
Eden semblait de plus en plus en colère et il venait de le secouer dans un geste vif mais bref. Mais l'inconnu ne se laissa pas déstabiliser. Ses lèvres s'étirèrent en un petit sourire triomphant et il claqua des doigts.
— Ça y est, je me souviens ! Tu as dit qu'elle t'était totalement indifférente. C'est bien ça ?
Mon coeur cessa de battre. Eden, lui n'avait pas bougé mais le maintenait fermement.
— Je t'ai dit de la fermer, répéta-t-il en détachant lentement chaque mot.
— Oh, et tu as aussi rajouté qu'elle te faisait un peu...pitié ? Oui, c'est bien ce mot que tu as employé.
En entendant ces mots, je frémis d'horreur. Mon cerveau sembla soudain se souvenir de tout. Cet homme était celui avec lequel Eden avait parlé dans la cour de la boutique de meuble de Rose. Je le reconnaissais parfaitement, à présent. Il s'était intéressé à moi et Eden lui avait alors dit des choses qui m'avaient brisé le coeur.
Comment avais-je fait pour ne pas m'en souvenir ? Il fallait dire que, pour ma défense, j'avais été tellement blessé par les mots d'Eden que je n'avais retenu que cela de ce jour.
Je pris aussi conscience que, cette fois-là, ce n'était pas la première fois que je le croisais. Je l'avais déjà rencontré auparavant.
Je m'attardais un instant sur le physique de ce traqueur, m'arrêtant sur les tatouages ornant ses mains et son cou, ainsi que ses longs cheveux bouclés qu'il avait attachés. C'était lui qui m'avait interpelé dans le café de Ben, le jour où ma mère était venue me faire une surprise.
Je n'arrivais plus à respirer, tout à coup. J'avais été en contact avec un traqueur de coeur par deux fois, sans m'en rendre compte. Heureusement, je n'avais pas été seule avec lui. Qui sait ce qu'il aurait tenté alors ? Pourtant, s'il l'avait voulu, il se serait arrangé pour que cela arrive et alors je n'aurais rien pu faire pour me défendre. Je me demandais un bref instant si j'aurais été en mesure de résister à son pouvoir de séduction dont il semblait user pour attirer à lui les jeunes femmes.
— Je constate que ce n'est plus ce que tu penses d'elle, reprit l'homme avec un petit sourire provocateur à l'intention d'Eden.
Ce dernier serra son poing libre, se réfrénant pour ne pas le frapper.
— Mais est-ce que tu as réellement pensé tout ce que tu m'as dit ? s'interrogea-t-il. Permets-moi d'en douter.
Je risquais un regard vers le visage d'Eden qui était toujours déformé par la colère qu'il tentait difficilement de contenir.
La question que le traqueur venait de soulever m'interpella également et je compris soudain ce qu'Eden avait essayé de faire en parlant de moi à cet homme. La vérité me frappa de plein fouet et j'en fus un instant sonnée. Eden avait dit tout cela pour me protéger, j'en étais certaine à présent. En disant que je n'étais rien pour lui, que je n'étais pas intéressante et qu'il se fichait de moi, il avait essayé de dissuader ce dangereux Waldren de s'en prendre à moi, cela ne faisait plus aucun doute. Cela dit, j'ignorais encore la raison qui l'aurait poussé à faire de moi sa cible s'il avait découvert les sentiments qu'Eden avait pour moi. Cette question aussi je me décidais à la réserver pour plus tard, quand je serais seule avec Eden.
Les yeux du traqueur bifurquèrent soudain vers moi et je tressaillis, comme s'il était capable de lire dans mes pensées.
— Je suis ravi de te revoir, Wendy, me dit-il d'une voix particulièrement amicale, malgré la posture dans laquelle il se trouvait. Ça va peut-être te surprendre, mais tu m'as manqué.
Je vis Judy fermer les yeux en secouant doucement la tête, comme si elle n'en pouvait plus de lui. Je pouvais aisément la comprendre. Son attitude était complètement déroutante et épuisante. J'avais beaucoup de mal à le suivre dans ses
sautes d'humeur. Pourtant, mon écoeurement et ma colère à son égard n'avaient pas disparus. Tout comme la peur qu'il faisait naître en moi.
— Mais ne t'avais-je pas dit qu'on se reverrait ? me demanda-t-il tout fier. Je sentais que toi et moi, nous n'en avions pas fini.
Eden se déplaça de manière à l'empêcher de me voir, sans le lâcher. Je me reculais instinctivement.
— Tu vas arrêter ton cinéma, maintenant ?
L'homme leva les yeux au ciel en soupirant.
— Ce que tu es casse-pied, Eden ! Il est normal que je me présente, non ? C'est de la politesse. Tu veux vraiment que je passe pour un impoli devant ta copine ? C'est mesquin !
Il se pencha sur le côté, afin de me voir. Je ne vis que sa tête.
— Je m'excuse pour lui, il n'a aucune manière, c'est affligeant !
Christian posa de nouveau une main sur l'épaule d'Eden qui venait de rapprocher le Waldren de lui, d'un air féroce.
— Je veux juste lui parler, cesse de faire ton Waldren de garde, rétorqua l'homme en roulant les yeux au plafond.
— Eden, ne lui laisse pas encore plus de raison de te provoquer, lui chuchota Christian.
Eden continuait de fixer le traqueur. Mais il finit par écouter Christian et le lâcha enfin avant de faire un pas sur le côté, me révélant à la vue de l'homme en noir. Ce dernier me salua de la main avec un grand sourire. Il y avait vraiment quelque chose qui clochait chez lui.
La tension était toujours oppressante, malgré l'effet comique qu'il s'efforçait en vain de manifester. Mais il était le seul que cette situation amusait. Tout le monde ne rêvait que d'une chose ; qu'il se décide enfin à partir.
— Merci mon brave, dit-il à l'intention de Christian qui leva un sourcil en soupirant doucement, n'appréciant guère d'être traité de cette manière. Heureusement que Christian est là pour ressaisir notre cher Eden. C'est qu'il mordrait, ce vilain !
Je jetais un regard en direction d'Eden. Il était vraiment en lutte avec lui-même pour ne pas exploser. J'aurais voulu poser ma main sur son bras, afin de le détendre, mais je m'abstins, pressentant que ce ne serait pas une bonne idée.
— Tu sais que nous sommes liés, toi et moi ? me demanda soudain le traqueur.
— Liés ? répétais-je, sceptique, m'exprimant pour la première fois depuis qu'il était arrivé, d'une voix un peu trop aigüe pour permettre de dissimuler les émotions qui déferlaient en moi.
Il m'adressa un sourire satisfait en joignant ses deux mains tatouées, tandis qu'Eden émettait un grognement sourd. Il se demandait sûrement ce qu'il avait encore en tête comme absurdité.
— Bien sûr ! Je vais te révéler le secret qui nous lie. Je suis sûr que tu vas rire.
Je vis du coin de l'oeil Christian retenir Eden qui s'apprêtait à s'interposer de nouveau, ce qui n'était pas pour me rassurer. Je vis une lueur de panique dans son regard avant de me tourner vers l'homme qui venait d'ouvrir la bouche.
— Je...
— La ferme, Peter !
Je sursautais en entendant la voix forte d'Eden. Ledit Peter afficha une expression de profonde déception avant de regarder Eden, qui avait les muscles bandés.
Je comprenais alors où il avait voulu en venir avec son histoire de lien entre lui et moi. Il faisait sans aucun doute référence au conte de Peter Pan de J.M Barrie, qui avait justement inspiré mon prénom. Je me souvenais que lors de notre première rencontre, au café de Ben, il avait dit que c'était une belle coïncidence quand je lui avais révélé mon prénom. Il avait déjà fait le parallèle avec cette histoire.
Mais j'aurais préféré ne pas partager ce lien, comme il l'appelait, avec lui. Je n'aimais pas du tout le fait d'être assimilée à ce traqueur pervers, même s'il n'était question que d'un prénom. Cela me mit automatiquement mal à l'aise. Sans compter que je n'avais aucune intention de le suivre dans son pays imaginaire à lui, bien trop sombre et malsain.
— Bravo Eden ! s'énerva-t-il en lui jetant un regard noir. C'est moi qui devait lui révéler cette information capitale. J'avais tout planifié, avec une excellente métaphore entre Peter Pan et moi. Pourquoi il faut toujours que tu gâches tout, comme ça ?
Il se redressa, l'air fâché, mais je vis Eden soupirer doucement, comme s'il était soulagé. Christian avait lâché l'épaule d'Eden et celui-ci s'était approché de moi, désireux de m'éloigner de Peter.
— Bon, maintenant que tu as fait ce que tu voulais, il est temps que tu quittes la ville, l'intima Eden. Tu nous as assez fait perdre de temps comme ça.
Peter retrouva son sourire énigmatique.
— Ou alors...je pourrais rester ? proposa-t-il, comme si c'était une solution envisageable.
— Il n'y a absolument pas de négociation possible, trancha Eden. Tu pars, c'est tout. Tout est déjà prévu. Pénélope doit t'attendre au point de rendez-vous, à l'heure qu'il est.
Peter pencha la tête sur le côté, révélant une partie du tatouage qu'il avait dans le cou. On aurait dit un entrelacs de ronces sombres dissimulant une phrase, dont je ne voyais que quelques lettres.
— Mais j'ai tellement de choses à dire à Wendy, se plaignit-il en faisant une moue boudeuse. Je suis persuadé qu'elle a de nombreuses questions, elle aussi. N'est-ce pas ?
Eden s'arrêta à quelques centimètres de son visage, l'air encore plus menaçant que tout à l'heure.
— Tu pars. Point.
— Tu n'as aucune raison de te mettre dans cet état, tu sais, répliqua Peter conservant son calme.
— Tu n'as pas l'air de saisir ce que je te dis.
— C'est parce que tu ne mets pas les formes.
— Tu te fiches de moi ?
— Tu pourrais être plus gentil, je trouve. Un « s'il te plait Peter » serait plus agréable.
— Ce qui serait plus agréable pour moi, en ce moment, c'est de t'envoyer valser à l'autre bout de la ville.
— Tu es d'une violence !
— C'est la seule manière de te faire comprendre les choses.
— Tu n'as pas essayé de me demander gentiment.
— Parce que ça changerait quelque chose ?
Peter fit mine de réfléchir avant de se mettre à rire.
— Bien sûr que non !
— Je te donne trois secondes pour partir.
Christian et Judy semblaient de plus en plus impatients de le voir quitter les lieux. Mais ils s'abstinrent d'intervenir dans leur échange insensé. Je les regardais, pour ma part, tour à tour, n'ayant pas le temps de redouter la réponse de l'autre qui fusait sans tarder.
— Tu n'es pas sérieux ? ricana Peter sous le nez d'Eden.
Ce dernier plissa ses yeux, devenus plus sombres que d'habitude sous la colère qui couvait toujours au fond de lui.
— 1...
Le traqueur soupira avant de lui lancer un regard mutin.
— Qu'est-ce qui se passe au bout de trois ? demanda-il d'une voix exagérément enfantine, faisant traîner la dernière syllabe.
— 2...
— Tu comptes réellement me faire du mal devant notre invitée ?
Eden le dévisagea avec un profond mépris mêlé de dégoût. Je ne savais pas ce qu'ils s'étaient passé entre eux, mais Eden le haïssait au moins autant que Liam à son égard.
— Peter, intervint enfin Christian. Ta provocation a assez durée. Je vais te raccompagner à la frontière, là où t'attends Pénélope. Soit tu obtempères, soit nous serons obligé d'user de la force pour te faire partir. A toi de voir.
Peter regarda tour à tour Christian, Judy pour enfin s'arrêter sur Eden. Je remarquais alors que sa joue, auparavant bleutée à cause de la gifle de Judy, n'était plus que légèrement rouge. Eden m'avait prévenu que les transformés guérissaient rapidement, mais je ne m'étais pas attendue à m'en rendre compte de mes propres yeux.
Peter ouvrit alors la bouche, et je crus un instant qu'il allait encore répliquer. Mon corps se tendit de nervosité, mais il finit par soupirer.
— Très bien. Puisqu'on me met à la porte comme un malpropre, se plaignit-il.
Il me fit face et planta son regard de serpent venimeux dans le mien.
— Ce fut un plaisir de te revoir, Wendy. Malgré les circonstances désastreuses.
Il fusilla Eden du regard comme si tout ceci était de sa faute alors qu'il était le seul responsable de tout ce remue-ménage.
Christian poussa un petit soupir d'exaspération et commença à s'approcher de la baie vitrée, Judy sur ses talons. Peter nous contourna, Eden et moi, et celui-ci glissa son bras autour de ma taille pour me faire reculer derrière lui. Je me laissais faire, sans un mot. J'étais plutôt contente que Peter se décide enfin à partir. Sa présence était devenue insupportable pour tout le monde.
Je ressentis une profonde fatigue d'avoir éprouvé de la peur et de la colère de manière aussi fortes, dans un laps de temps si court. Parce que je ne doutais pas qu'il ne s'était écoulé que quelques minutes depuis son arrivée. Mais j'avais la sensation que cela faisait des heures qu'il nous empoisonnait l'existence.
Peter s'arrêta soudain en plein milieu de la pièce et se tourna vers Eden, un sourire mauvais sur les lèvres.
— Je viens de me rappeler...
Il fit exprès de ne pas finir sa phrase, mettant à bout la patience des gens présents dans la pièce et particulièrement celle d'Eden qui finit par soupirer d'agacement.
— Quoi encore ?
Peter était visiblement content de son petit effet. Quand il dévoila ses dents blanches en un petit rictus, je me sentis tressaillir de peur. On aurait dit qu'il s'apprêtait à dévorer quelqu'un.
Je repensais alors à Samantha, cette jeune femme qui s'était laissée abuser par ce Waldren terrifiant et qui avait fini le coeur arraché. L'avait-il regardé de cette manière, également, quand il avait plongé sa main au fond de sa poitrine pour lui
extraire son organe vital, juste après avoir satisfait son besoin charnel ?
Probablement.
La voix de Peter fit taire mes pensées et je perçus nettement le danger qui se dégageait de ses paroles.
— J'ai une dernière personne à saluer.
A ce moment, tout se passa très vite. Eden se matérialisa devant Peter, avant qu'il n'ait pu esquisser le moindre geste. L'impact du coup qu'il lui asséna, résonna dans la pièce avec force. Peter alla s'écraser contre le mur du fond, avec un bruit d'os brisé. Il se retrouva littéralement encastré dans la pierre dure. Eden, le corps tremblant violemment, sembla vouloir se jeter sur lui pour lui régler son compte et assouvir la colère qu'il avait si longtemps contenue depuis tout à l'heure, mais Christian l'en empêcha en apparaissant à ses côtés.
— Non, Eden !
J'avais les yeux fixés sur le corps de Peter qui tentait de se sortir du mur. Il y parvint en arrachant des morceaux de pierre au passage. Je réprimais un cri effrayé en constatant que sa tête était tournée dans un angle impossible à atteindre pour un humain. Il posa ses mains de chaque côté de son visage et la replaça dans le bon angle, dans un bruit d'os qui me souleva le coeur et me glaça les sangs. Il posa ensuite une main sur son épaule et bougea son bras tout en penchant la tête sur le côté, remettant à sa place un autre os qui s'était délogé dans la chute.
Eden revint près de moi, les lèvres pincées et le regard aussi dur et sombre que de l'acier. Peter venait au même instant de revenir à la place qu'il avait quitté brutalement, face à Christian qui ne semblait pas du tout compatir à ce qui venait de lui arriver. Il fallait avouer qu'il était plutôt difficile de prendre ce taré en pitié.
Mais malgré ce qu'Eden venait de lui infliger, Peter sourirait toujours.
— Va-t-en maintenant, lui somma Eden durement.
Je vis Christian faire un signe de tête à Peter avant qu'Eden ne me prenne par le bras pour m'obliger à le suivre.
— Au fait, j'aurais une question, lança la voix de Peter dans notre dos, comme s'il ne venait pas tout juste de se faire tordre le cou, au sens littéral.
Eden s'arrêta et lui jeta un regard noir.
— Pas à toi, le coupa Peter avant qu'il n'ai pu répondre. A Wendy.
Je tournais la tête vers lui, surprise. Peter souriait d'un air mauvais. Je comprenais aisément pourquoi Eden avait du mal à garder son sang froid face à lui. Il aurait rendu violent l'homme le plus pacifiste de la Terre.
— Elle ne veut pas t'écouter, trancha Eden qui avait réagi plus vite que moi.
— Tu parles à sa place, maintenant ? Tu permets ce genre de chose, Wendy ?
Eden chercha à me détourner de Peter et je ne bronchais pas, me disant que c'était probablement la meilleure chose à faire. Je n'avais aucune envie de m'attarder.
— Tu ne veux donc pas entendre ma question ? continua Peter, imperturbable.
— Non !
De nouveau, ce fut Eden qui répondit catégoriquement. Nous étions arrivés au niveau de l'arche qui donnait dans le couloir, quand Peter lança d'une voix forte.
— Tu ne sais donc pas qui je suis, Wendy ?
Eden se figea, ce qui me poussa à le dévisager. Je sentis mon coeur battre plus fort en voyant son regard se teinter de peur. Si Peter bluffait, Eden n'aurait jamais eu cette expression inquiète qui venait de marquer les traits de son visage parfait. J'avais soudain l'impression qu'il me cachait quelque chose.
— Eden ne t'a donc rien dit, dit Peter, satisfait d'avoir éveillé ma curiosité. Même si ça ne m'étonne pas trop, je suis déçu qu'il n'ai pas parlé de ça à la personne qu'il prétend aimer. Ne dit-on pas que...la vérité à un coeur tranquille ?
Ma respiration s'accéléra en entendant cette citation si particulière pour Eden et moi. Je n'aurais jamais cru qu'un tel individu puisse être un adepte de Shakespeare mais ce n'était pas vraiment le propos.
Je plongeais mes yeux dans ceux d'Eden, essayant de comprendre ce qui m'échappait.
— Ne lui prête pas attention, Wendy, me dit-il alors, tâchant de garder un ton calme et maîtrisé. Il fait ça exprès pour me provoquer.
Peter éclata de rire.
— Et toi, tu dis ça surtout parce que tu as peur de ce que je peux révéler à ta copine !
Les prunelles d'Eden s'agrandirent légèrement. Visiblement, Peter avait en partie raison. Et j'étais presque sûre qu'il n'était pas question de son statut de traqueur de coeur, qu'il avait explicitement évoqué en parlant de Samantha. Non, il y avait autre chose qu'Eden ne m'avait pas dit sur lui.
— Wendy, reprit Eden en faisant un pas vers moi, rompant le fil de mes pensées et me forçant à le regarder dans les yeux. S'il te plait, fais moi confiance.
Je me sentais horriblement déchirée et hésitais quelques instants pour savoir quoi faire.
D'un côté, je voulais obéir à Eden, sans poser de questions et sans m'arrêter sur ce que me disait Peter, qui semblait être venu jusqu'ici seulement pour semer la zizanie.
Mais d'un autre côté, je sentais ma curiosité piquée au vif en devinant qu'Eden ne me disait pas tout au sujet de cet homme. Il me cachait quelque chose, c'était évident. Et
c'était suffisamment grave et important pour qu'il cherche à m'éloigner de lui au plus vite.
— S'il te plait..., articula-t-il doucement, comme je ne lui répondais pas.
Je contemplais son visage marqué par l'inquiétude, la colère et la tristesse et je finis par prendre ma décision.
— Allez Peter, on s'en va, dit Christian au même moment, en commençant à l'éloigner.
Je me tournais alors vers eux et fit un pas dans leur direction.
— Attendez !
Tous se figèrent et me regardèrent stupéfaits. Je pouvais presque entendre Eden grincer des dents à côté de moi sous l'effet de la surprise. Seul Peter semblait ravi de mon intervention, croyant probablement qu'il avait réussi à attirer mon attention.
Je lui jetais alors le regard le plus haineux que j'avais en stock, poussée par la colère et le dégoût qu'il m'avait inspiré, au fil des minutes passées en sa compagnie.
— Je n'ai rien de plus à savoir sur toi, dis-je avec animosité, le regard planté dans le sien. J'en ai appris suffisamment aujourd'hui pour savoir quelle genre de personne tu es. Et au risque de te décevoir, je me fiche de tout ce que tu peux bien vouloir dire. C'est sans intérêt.
Ses yeux s'écarquillèrent légèrement mais son sourire s'élargit, me donnant envie de lui en mettre une, moi aussi. Même si je n'avais pas la même force qu'Eden et que c'était moi qui risquait de me faire mal en le frappant.
— Elle me plaît bien ! lâcha-t-il à l'intention de Christian, tout en continuant de me regarder de ses petits yeux vicieux.
Je cachais mon irritabilité difficilement. Je savais qu'il n'allait pas prendre au sérieux ce que je voulais lui dire. Il n'avait pas l'air de prendre quoique ce soit au sérieux, de toute façon. Mais il fallait que je lui fasse comprendre qu'il n'avait rien à
m'apprendre et que je faisais confiance en Eden pour me dire ce que je devais savoir. Ce n'était certainement pas à ce traqueur de le faire.
Je me tournais vers Eden, qui semblait soulagé mais désirait toujours autant s'éloigner de lui. Je lui fis signe qu'on pouvait y aller. Moi aussi, j'avais hâte de me retrouver loin de ce traqueur de coeur.
Je glissais ma main dans celle d'Eden, bien décidée à l'amener loin de ce Waldren qui l'avait suffisamment éprouvé. Mais au même moment, la voix de Peter nous interpella et je vis Eden se décomposer sous mes yeux, tandis que je sentis mon coeur s'arrêter d'un seul coup dans ma poitrine.
— Je suis sûr qu'on se reverra Wendy. A la prochaine...petit frère !
Sur ces derniers mots, il disparut enfin.

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