Quand j'arrivais à la librairie, le lendemain, une épaisse couche de neige avait recouvert la place de la fontaine. Quelques adultes se lançaient joyeusement des boules de neige fraîchement formée, comme s'ils étaient en train de retomber en enfance. Je les regardais en souriant, malgré une petite pointe d'inquiétude qui ne m'avait pas quitté depuis que je m'étais couchée la veille.
Neil était parti très tôt, ce matin, avec toute son équipe pour traquer la créature qui m'avait poursuivi. Je priais pour qu'ils ne tombent pas nez à nez avec cet animal. Rien que d'y songer, je pouvais sentir mon ventre se tordre d'angoisse.
Non, ce n'était pas le moment d'imaginer le pire.
Je descendis de la voiture et m'enfonçais dans la neige pour atteindre la librairie, laissant des traces de pas dans la poudreuse.
Je m'occupais de la mise en place et du rangement, en essayant de ne pas penser à mon oncle sur les traces d'une bête pouvant potentiellement le réduire en miette, lui et son équipe.
Pour ne pas imaginer le pire, on pouvait dire que c'était réussi !
Je levais les yeux vers l'horloge et fronçais les sourcils. La boutique ouvrait dans cinq minutes, à peine, et Judy n'était toujours pas là. Bizarre. Elle qui était tout le temps en avance.
Je récupérais mon téléphone et lui envoyais un message afin d'être sûre qu'elle n'ait pas eu de souci. Tout en m'affairant à préparer l'ouverture de la boutique, je ne pouvais m'empêcher de jeter des coups d'œil à mon téléphone, guettant une réponse de Judy.
En soupirant d'anxiété, toujours pour Neil mais désormais aussi pour Judy, j'allais retourner la pancarte de la porte d'entrée, avant de récupérer un carton dans l'arrière-boutique pour commencer à entrer les arrivages.
C'est à ce moment-là que j'entendis la porte de derrière s'ouvrir.
— Essaies au moins de prendre sur toi, disait Judy.
Un léger grognement lui répondit et mon coeur eut un raté. Ce ne pouvait être qu'Eden pour faire preuve d'autant d'amabilité.
Judy émergea dans l'encadrement de la porte, en soupirant, affichant un air de chien battu.
— Je suis désolée pour mon retard, Wendy. J'ai vu ton message à l'instant. Ma voiture est tombée en panne alors j'ai demandé à ce très gentil Eden de m'amener.
Son ton sarcastique me fit sourire, tandis que l'intéressé passait derrière elle, sans m'accorder un seul regard pour filer tout droit dans le bureau de Christian. La porte se referma dans un claquement qui résonna dans la boutique.
— Tout va bien ? Demandais-je interloquée à Judy, bien que l'attitude d'Eden ne m'étonnait plus vraiment.
— Plus ou moins, grimaça-t-elle en retirant son écharpe. Mais ne t'en fais pas, ça passera.
Elle accrocha ses affaires et vint près de moi, tandis que j'étais en train de me demander ce qui avait bien pu se passer durant leur week-end pour rendre Eden de si mauvaise humeur. Je me rassurais en me disant que, pour une fois, ce n'était pas de ma faute.
— Ton week-end s'est bien passé ? Me demanda Judy retrouvant sa jovialité habituelle.
J'hésitais à lui raconter mes péripéties dans la forêt mais me retins. Je ne voulais pas effrayer tout le monde avec cette histoire. Et puis, mon oncle était sur le coup.
— Je n'ai rien fait de spécial. Et toi ?
Elle sembla perdue dans ses pensées pendant quelques secondes avant de grimacer.
— Mouvementé.
J'aurais aimé lui demander ce qu'elle entendait par là, mais elle changea brusquement de sujet. Même si elle conservait son enthousiasme très caractéristique, il était évident qu'elle était préoccupée par quelque chose, si l'on tenait compte du nombre de fois où je l'avais surprise les yeux dans le vide, comme si elle se remémorait un film dont la fin finissait mal. Huit fois, en tout.
De plus, Eden était enfermé dans le bureau de Christian depuis une bonne heure, à présent. Je me demandais ce qu'il pouvait bien trafiquer là-dedans.
Je repensais à la recommandation que Judy lui avait dit quand ils étaient arrivés. Pourquoi devait-il prendre sur lui, au juste ? Surtout qu'à bien y réfléchir, Eden n'était pas vraiment le genre de personne à prendre sur lui, et Judy devait le savoir mieux que quiconque. Pourtant, il n'avait pas protesté. Il n'avait pas non plus répondu par l'affirmative, cela dit. Mais j'étais presque sûre que s'il n'avait pas été d'accord, il ne se serait pas gêné pour le dire.
Je me tournais vers Judy, que je surpris pour la neuvième fois à fixer l'écran de l'ordinateur d'un air absent.
— Est-ce qu'Eden va bien ?
Elle releva ses yeux de l'ordinateur et me regarda en haussant les sourcils.
— Pourquoi n'irait-il pas bien ? Me demanda-t-elle en retour.
— Je ne sais pas. Mais il est enfermé dans ce bureau depuis qu'il est arrivé.
— Il a l'habitude de faire ça quand il est préoccupé.
Elle retourna à sa tâche, comme s'il n'y avait pas de quoi s'alarmer. Je profitais de cet aveu pour poursuivre sur ma lancée et tenter de grappiller quelques informations supplémentaires sur leur attitude à tous les deux.
— Il s'est passé quelque chose pour qu'il soit... préoccupé ? Risquais-je en baissant la voix.
— Disons qu'il a appris qu'une personne qu'il ne désire pas revoir pourrait bien venir ici, répondit-elle sans me regarder.
— Oh.
Je ne m'étais pas attendue à ce genre de réponse. Je me demandais alors qui pouvait bien être cette personne et ce qu'elle avait bien pu lui faire pour qu'il ne veuille pas la revoir.
J'aurais bien tenté de questionner encore un peu Judy, mais celle-ci se leva et alla ranger les bouquins qu'elle venait de rentrer dans les rayons. Je n'eus d'autre choix que de me remettre au travail, malgré mon cerveau qui cogitait.
La matinée passa calmement. Judy était plutôt silencieuse et Eden ne réapparut pas. De mon côté, je jonglais entre le stress pour Neil qui ne m'avait toujours pas écrit pour me rassurer, et ma curiosité concernant Eden.
La pause déjeuner arriva finalement et j'allais verrouiller la porte d'entrée. Quand je me retournais, Eden se tenait dans l'embrasure de la porte de l'arrière-boutique et parlait à voix basse à sa sœur qui semblait en train de le persuader de faire quelque chose. La mâchoire d'Eden se contracta et son regard se fit plus dur.
— C'est hors de question.
Sa voix tranchante m'incita à m'arrêter en plein milieu de la boutique tandis que Judy se levait de son fauteuil.
— Eden, on s'était mis d'accord, lui dit-elle en croisant les bras.
Eden la fusilla du regard après m'avoir jeté un coup d'œil. Il faisait clairement comprendre à sa soeur qu'il ne voulait pas que je sois au courant de son histoire et cela suffit à accentuer mon malaise. Je n'osais pas bouger et en même temps, j'aurais préféré quitter la pièce pour les laisser tous les deux. Je sentais bien que je dérangeais.
— Christian a besoin que tu sois là, tu le sais.
Je détournais les yeux. La situation était de plus en plus inconfortable.
— Christian connait très bien la situation et mon point de vue à ce sujet, répondit Eden un peu plus fort.
— Eden..., commença Judy visiblement exaspérée.
— De toute façon, je ne suis pas libre, la coupa-t-il. J'ai prévu de manger dehors aujourd'hui.
— Tu te fiches de moi ! S'indigna Judy.
— Aucunement.
Judy semblait bouillir intérieurement alors qu'Eden, lui, paraissait très calme. Les rôles s'étaient inversés en l'espace de quelques secondes à peine.
— Tu sais très bien qu'il est capable de venir te chercher, s'il le juge nécessaire ? Tenta de le menacer Judy.
— Je doute qu'il prenne le risque de perturber un dîner en tête-à-tête, répondit Eden avec un petit sourire triomphant qui accentua l'agacement de sa soeur.
— Un dîner en tête-à-tête ? répéta-t-elle comme si elle ne le croyait pas le moins du monde.
— Exactement.
— Et avec qui, on peut savoir ?
— Avec Wendy.
Je me tournais derechef vers Eden qui me fixait de ses yeux intenses. Judy paraissait décontenancée et son regard ne cessait de passer de son frère à moi.
— Tu es d'accord ?
La voix d'Eden était plus calme qu'au début de son échange avec sa sœur. Mais je me retrouvais complètement prise de court, ne sachant pas quoi dire. Il venait manifestement de profiter de ma présence pour esquiver ce que Christian attendait de lui. Autrement dit, il se servait de moi et cela aurait dû me vexer un tantinet.
Cependant, et étrangement, je ne ressentais pas du tout de colère. Au contraire, j'avais le sentiment qu'il avait besoin de moi, pour une fois, et j'en étais plutôt satisfaite. Si cela voulait dire dîner avec lui, je n'allais pas m'en plaindre.
— Euh...oui, d'accord.
Il m'adressa un petit sourire avant de se tourner vers sa sœur.
— C'est donc réglé. Tu diras à Christian que j'avais des engagements auprès d'une autre personne bien plus importante.
Malgré moi, je sentis mon coeur s'emballer en l'entendant prononcer ces mots. Après tout, il venait quand même de dire que j'étais bien plus importante que n'importe qui. Même si, en l'occurence, ce n'importe qui était vraisemblablement quelqu'un qu'il n'aimait pas et qu'en y réfléchissant bien, ce n'était sûrement qu'une pique à son encontre et pas véritablement une flatterie à mon égard.
— Je te laisse récupérer tes affaires, Wendy, me dit-il, coupant net à mes supputations.
Je hochais la tête et passais devant eux pour récupérer mon manteau dans la salle de repos.
— Tu t'en sors bien, Eden, entendis-je la voix de Judy. Mais ne te sers pas de Wendy pour négliger tes responsabilités.
— Je ne me servirais jamais d'elle, répondit Eden d'un ton presque menaçant.
Judy émit un petit soupir.
— Tu sais ce que je veux dire.
— Crois-moi, il vaut mieux que je ne me retrouve pas dans la même pièce que lui. Cela n'arrangerait pas les choses, bien au contraire.
— Tu es capable de retenu quand tu le veux, dois-je te le rappeler ?
— Pas avec lui.
Les poils de ma nuque se hérissèrent instinctivement, avant que je n'entende des pas se rapprocher pour s'arrêter sur le seuil de l'arrière-boutique.
— En tout cas, essaies de te détendre avec Wendy. Elle s'inquiétait pour toi, ce matin, dit Judy sans chercher à être discrète.
Je sentis le rouge me monter aux joues et fis les gros yeux à mon amie. J'aurais préféré qu'elle ne lui révèle pas ce détail. Surtout pas en sachant que j'allais me retrouver seule avec lui !
Quand Judy passa devant moi elle m'adressa un grand sourire.
— A tout à l'heure, ma belle. Ne t'en fais pas, mon frère est un peu bougon mais il ne mord pas. N'est-ce pas ?
Elle se tourna vers son frère qui soupira tout en secouant la tête. Judy émit un petit rire et fila par la porte de derrière.
Je n'osais pas regarder Eden dans les yeux, pas après ce que Judy lui avait révélé. Je redoutais qu'il cherche à savoir ce que j'avais dit à sa soeur, mais il ne le fit pas.
— Tu es prête ? Me demanda-t-il plutôt, ce qui me rassura légèrement.
Je me tournais vers lui, évitant tout de même de m'attarder sur ses iris qui avaient le don de me faire perdre mes moyens.
— Oui, c'est bon.
Je le suivis jusqu'à la porte de derrière, qu'il me tint pour me laisser passer. Nous nous dirigeâmes vers une voiture de sport flambant neuve et je m'arrêtais aussi sec. Eden se tourna vers moi, dubitatif.
— Il y a un problème ? Demanda-t-il devant mon air choqué.
— C'est toi le chauffard qui roule à une vitesse folle dans les virages !
Eden éclata de rire et m'ouvrit la portière côté passager pour que je monte mais je ne bougeais pas d'un pouce.
— Rassure-moi, si j'accepte de monter dans ta voiture, tu ne rouleras pas comme un fou, j'espère ? Demandais-je méfiante.
— Je ne roule pas comme un fou, c'est toi qui roule à l'allure d'un escargot, rétorqua-t-il, amusé.
— Parce que tu savais que c'était moi ?! M'écriais-je encore plus surprise.
— Qui d'autre ? S'esclaffa-t-il. Même un vélo roule plus vite que toi.
— Pardon de vouloir rester en vie.
Eden leva les yeux au ciel, malgré son sourire.
— Pour Madame, je promets de rouler à une allure décente. Ça te va ?
Je m'avançais prudemment de lui en plissant les yeux.
— Presque.
Je l'entendis rigoler tandis que je me glissais dans le bolide en me demandant ce qui était une allure décente pour lui. Les fauteuils en cuir noir dégageaient une odeur de neuf très agréable. L'intérieur était impeccablement propre. Il n'y avait aucune trace de poussière sur le tableau de bord, pas une miette par terre, pas de trace de boue. Sur ce dernier point, je regardais mes chaussures, histoire de ne pas être à l'origine de la première saleté présente dans sa voiture.
Eden s'installa derrière le volant et démarra dans un bruit de moteur incroyable qui me fila des frissons d'excitation. La voiture quitta la ville pour se retrouver sur une route entourée par la forêt.
Eden respecta sa promesse et ne dépassa pas les quatre vingt dix kilomètres heures. Même si cela semblait lui coûter de ne pas rouler plus vite. Je me rappelais soudain que Judy était venue avec lui, puisque sa voiture était en panne mais Rose ou Christian avait dû passer la prendre, sans doute.
— Merci d'avoir accepté mon invitation, me dit alors Eden, me tirant de mes pensées.
Je regardais un instant son profil sans défauts.
— Je t'en prie.
— Tu aurais pu dire non. C'est vrai que je ne t'ai pas vraiment demandé si tu avais autre chose de prévu. J'espère que ce n'était pas le cas d'ailleurs.
Il avait froncé les sourcils, comme si cela le contrariait vraiment d'avoir pu bousculer mes plans.
— Rassure toi, je n'avais rien de prévu.
Il hocha la tête mais je pouvais sentir qu'il était encore préoccupé par quelque chose. Heureusement sa question ne tarda pas à venir.
— Pourquoi as-tu accepté ?
Je haussais les épaules de manière désinvolte.
— Parce que visiblement tu tenais à tout prix à éviter quelqu'un.
Son front se plissa légèrement.
— Effectivement. Judy t'a dit quelque chose à ce sujet ?
— Seulement qu'il y avait une personne que tu ne désirais pas revoir qui allait venir à Anmore Cove. J'imagine qu'elle est déjà là et que c'est pour ça que tu n'as pas voulu rentrer.
Sa mâchoire se crispa un bref instant avant qu'il ne réponde.
— Je me porte bien mieux si je ne la vois pas, c'est certain, confirma-t-il en serrant le volant plus fort entre ses mains. Mais, pour être honnête, je ne pensais pas que tu allais accepter ma proposition.
— Pourquoi ? Demandais-je sans cacher mon étonnement.
— Parce que, même si ça ne me déplaît pas de dîner avec toi, mon invitation aurait pu te laisser croire que je me servais de toi.
Il se tourna vers moi.
— C'est ce que tu as pensé ?
Son regard était doux mais j'y décelais une pointe de culpabilité d'avoir pu me faire penser une telle chose.
— Disons que je préfère me dire que j'ai contribué à te sauver d'un moment désagréable, répondis-je en souriant pour le rassurer. Le reste n'a pas trop d'importance.
— Je ne suis pas d'accord avec toi.
Eden fronçait les sourcils en reportant son attention sur la route.
— Ça devrait avoir une importance pour toi, pour ton amour-propre, me dit-il sans me regarder. Quelque soit la personne, tu ne devrais pas accepter qu'on se serve de toi. Pour n'importe quelle raison.
— Bon, alors ramène-moi.
Il tourna la tête vers moi probablement pour vérifier si j'étais sérieuse ou pas. Je tâchais de conserver un air grave mais je ne pus retenir un petit sourire. Il se détendit aussitôt et me le rendit avant de soupirer. Son soulagement me ravit bien plus que ce que je ne voulais bien lui laisser paraître.
— Eden, tu t'attendais peut-être à ce que je me vexe, mais je t'assure que ce n'est pas le cas.
— J'avoue que j'ai envisagé la chose. Tu as cette fâcheuse tendance à te vexer, avec moi.
— Je ne me vexe pas tout le temps ! Me défendis-je. C'est toi qui prends un malin plaisir à me pousser à bout.
Il étouffa un petit rire avant de recouvrer sérieux.
— Je dis juste que ton refus aurait été plutôt légitime. Mais, je veux que tu saches que même s'il n'y avait pas eu cette personne, je t'aurais quand même invité à dîner avec moi, aujourd'hui.
Ses prunelles émeraudes me regardaient intensément. Déstabilisée par ses paroles et son regard, je me laissais convaincre de sa sincérité.
La voiture s'arrêta et je me rendis alors compte que nous étions arrivés. Dès que nous franchîmes la porte du restaurant, qui paraissait plutôt chic à en juger par la décoration sobre mais élégante et la musique classique qui se jouait en fond, un serveur vint à notre rencontre et Eden demanda une table au calme.
Quelques clients, déjà installés, nous regardaient de façon plutôt insistante. A tous les coups, ils se demandaient ce qu'un bel homme comme Eden faisait avec une fille banale comme moi. Je tentais de cacher mon embarras derrière mes boucles rousses.
Le serveur nous invita à le suivre et nous amena vers le fond du restaurant. Il s'arrêta devant une table, près de la fenêtre, assez isolée des autres.
— C'est parfait.
Eden tira ma chaise et attendit que je m'installe. Un peu gênée par sa galanterie, je rougis de plus belle mais obtempérais. Il s'assit en face de moi et me tendit le menu, laissant le sien fermé à côté de lui.
— Tu ne regardes pas, toi ? Demandais-je en ouvrant la carte.
— Je prends tout le temps la même chose, ici, me dit-il en souriant.
Je ne posais pas de questions et arrêtais mon choix sur des raviolis au fromage avant de poser le menu à côté de mon assiette.
— Cette personne, que tu ne veux pas voir..., commençais-je avant de me mordre la lèvre.
Je ne savais pas si c'était une bonne idée de lui poser la question qui me taraudait. Il croisa les mains sur la table et me dévisagea.
— Oui ?
Je baissais les yeux sur la nappe blanche avant de lui répondre, ignorant l'effet que sa voix de velours avait sur mon rythme cardiaque.
— Tu ne voudras peut-être pas répondre à cette question mais, que t'a-t-elle fait ?
Il laissa planer un léger silence entre nous et je finis par lever les yeux vers lui. Il m'observait attentivement derrière ses longs cils. Je m'attendais à ce qu'il me rembarre d'un instant à l'autre, aussi, je fus surprise par sa réponse.
— Disons que nous nous reprochons tous les deux plus ou moins la même chose. A ceci près que, pour ma part, je reconnais mes torts. Lui, non.
Je me demandais quels torts il pouvait bien avoir et dans quelle affaire, mais je me retins en me disant que c'était peut-être trop direct comme question.
Je surpris une lueur de tristesse et de regret dans le fond de ses yeux. De toute évidence, il n'était pas fier de ce qu'il avait fait.
— Cette histoire date de longtemps ? Risquais-je.
J'avais préféré opter pour une question moins risquée et moins personnelle. Je ne tenais pas à le fâcher. Eden eut un petit sourire pensif.
— Plutôt, oui.
— Et vous n'en avez jamais discuté ?
— Ce n'est pas vraiment une personne avec qui le dialogue est facile, déclara-t-il.
C'était plutôt l'hôpital qui se fichait de la charité quand on savait que lui non plus n'était pas quelqu'un de très loquace. Si cette personne était pareil, j'imaginais sans mal qu'une confrontation n'était pas à envisager.
Le serveur arriva à ce moment là et pris notre commande. Dès qu'il se fut éloigné, j'embrayais sur une autre question.
— D'après ce que j'ai compris, Judy et Christian sont au courant de votre querelle. Ils ne disent rien ?
— Tu veux dire, est-ce qu'ils prennent parti ?
J'acquiesçais.
— Ils savent ce qu'il a fait, répondit-il après un soupir. Et ils comprennent très bien que mes sentiments à son égard ne changeront jamais.
Il avait prononcé ces derniers mots d'un ton tranchant. Apparemment, même si ce qui s'était passé datait de quelques années, d'après ce qu'il avait sous-entendu, il était toujours très en colère. La haine qui se lisait dans ses yeux en cet instant était limpide.
— Et il compte rester longtemps ici ? Demandais-je prudemment.
— Il n'aurait jamais du revenir, en réalité, s'insurgea-t-il.
Il se passa une main dans les cheveux probablement pour se calmer. Il semblait réellement bouillir intérieurement. Je me mordis la joue, me sentant coupable de l'avoir mis dans cet état en l'interrogeant.
— Eden, je suis désolée, je n'aurais pas du poser toutes ces questions. Tu as voulu éviter cette personne et moi je t'oblige à me parler d'elle. Je te demande pardon, on arrête d'en parler si tu veux.
— Ne t'excuse pas, ce n'est pas de ta faute, dit-il en soupirant. Et tu ne m'obliges à rien. Je comprends que tu te poses des questions, après tout, je te dois bien ça.
Il me gratifia d'un petit sourire en coin et je dus me forcer à détourner les yeux en sentant mes joues rosirent.
— Mais si on parlait plutôt de toi, dit-il en se redressant et en me scrutant.
J'eus un mouvement de recul instinctif.
— De moi ? Je ne vois pas ce que je pourrais bien dire de plus, me dérobais-je.
Le serveur revint avec nos plats et je lui en fus extrêmement reconnaissante intérieurement. Même s'il ne fallait pas se leurrer, Eden était loin de passer à autre chose.
Il se recula et reprit sa place tandis que nos assiettes étaient déposées devant nous.
— Bon appétit ! Nous lança le serveur avant de s'éloigner.
Eden me regardait toujours avec un petit sourire et je soutenais son regard sans ciller.
— Alors ? Dit-il finalement en récupérant ses couverts pour couper sa viande.
Ma vie n'avait rien d'intéressant, je ne voyais pas ce qu'il voulait savoir d'autre.
— Tu sais déjà le principal, dis-je avant d'enfourner un raviole qui était délicieux.
Eden posa alors ses deux coudes sur la table, joignit les mains devant lui et me détailla attentivement de ses yeux perçants. Il ressemblait à quelqu'un qui s'apprêtait à étudier un nouveau spécimen rare.
— Voyons voir... Je sais, en effet, que ton père vous a abandonné, ta mère et toi quand tu étais petite. Je sais aussi que tu es, de ce fait, très proche de ta mère et de ton oncle aussi, sinon tu n'aurais pas accepté de t'installer dans cette bourgade ennuyeuse, même si, je pense, que tu désirais fuir Olympia parce qu'elle te rappelait trop de tristes souvenirs. Je sais que tu adores lire, normal quand on fait un diplôme de lettres, et j'ai remarqué que tu avais constamment un livre dans ton sac, même quand tu vas travailler, alors que tu sais très bien que tu ne pourras pas lire. Mais c'est instinctif chez toi, tu as besoin d'en avoir un, au cas où. Je sais que tu es quelqu'un de maladroit, qui se vexe assez facilement. Pour autant, je sais aussi que tu es généreuse et que tu penses d'abord aux autres et à leurs intérêts avant les tiens, surtout quand il est question de ta mère que tu veux protéger avant tout, même si ça signifie lui cacher tes pensées et tes émotions les plus profondes. Tu t'intéresses aux autres sincèrement mais tu n'aimes pas trop parler de toi, ça te met mal à l'aise et je soupçonne que ce soit aussi une mesure de protection et de manque de confiance en toi. Ta douceur et ta gentillesse font de toi quelqu'un d'attirant et de touchant, et je pense que tu fais partie de ces personnes qui sont foncièrement bonnes, mais qui l'ignore, même si, de nombreuses personnes t'apprécient déjà beaucoup alors que tu n'es là que depuis quelques semaines.
Je restais interdite devant son énumération tandis qu'il portait sa fourchette à sa bouche, un petit sourire satisfait dessiné sur ses lèvres.
Qu'Eden ait scruté mon caractère et mes attitudes au peigne fin me laissait sans voix. J'avais la sensation d'être mise à nue et je me sentis m'empourprer violemment.
— J'ai loupé quelque chose ? Me demanda-t-il en penchant la tête sur le côté, toujours aussi fier de lui.
Je secouais la tête pour reprendre mes esprits et cacher mon embarras.
— Je ne pensais pas que tu avais fait une dissertation sur moi, grognais-je en jouant avec une raviole du bout de ma fourchette.
— Me serais-je trompé dans ce que j'ai dit ?
— Le début est juste, répondis-je sans le regarder. Pour ce qui est de la fin, je crois que tu t'es un peu emballé.
Je l'entendis lâcher un petit rire.
— Moi je pense, au contraire, que j'ai vu juste, me contredit-il finalement. Mais tu n'es pas assez objective pour le reconnaître.
Ben voyons !
— On dirait que tu peux rajouter ça sur ta liste, bougonnais-je, ce qui le fit rire. Quoiqu'il en soit, tu en connais beaucoup sur moi, je ne vois pas ce que tu veux savoir d'autre.
— A vrai dire, je me posais une question.
Il s'était penché légèrement sur la table, les bras croisés contre son torse.
— Je t'écoute, dis-je avec un petite inquiétude en me raidissant sur ma chaise.
— Pourquoi tu as décidé de partir du jour au lendemain ?
Je le dévisageais comme s'il sortait tout droit de l'asile.
— Tu connais déjà la réponse, elle était dans ton énumération, je te rappelle, répondis-je en clignant des yeux.
— Tu fais sûrement référence au fait que c'était trop dur, pour toi, de continuer à vivre dans cette ville.
Je hochais la tête, ne voyant pas où il venait en venir.
— Je suis sûr que c'est l'une des raisons. Mais à mon avis, ce n'est pas celle-ci qui t'a poussé à partir. Du moins, pas totalement.
Je finis pas lâcher un petit rire sarcastique.
— Tu aimes croire que tu me connais mieux que moi-même, à ce que je vois. Quelle est la vraie raison de ma venue ici, alors, selon toi ?
Il se croyait malin avec son petit jeu mais il allait être déçu. Je le regardais avec une lueur de défi dans les yeux. Il soutint mon regard sans broncher, ayant perdu son sourire, et je me mis à jubiler intérieurement de ma petite victoire.
Il était purement et simplement impossible qu'il puisse deviner ce combat intérieur que je menais contre moi-même. Confiante, je ne pus m'empêcher de le taquiner en posant mon menton dans le creux de ma main avec un petit sourire.
— Je suis tout ouïe à tes suggestions.
Il ouvrit la bouche et j'eus soudain la sensation de recevoir une bassine d'eau glacée.
— Je pense que tu es partie parce que tu voulais vivre autre chose. Je suis convaincu que c'est la soif d'aventure et de découverte qui t'a poussé à venir t'installer dans une ville que tu ne connaissais pas. Tu y as vu une opportunité pour recommencer ta vie de zéro et je pense même que c'est en partie ton père qui t'a poussé à quitter Olympia. Même si tu adores ta mère, tu avais ce besoin de fuir pour voir si tu étais capable de guérir et de pardonner à ton père ce qu'il t'a fait. Tu ne veux pas l'admettre aux autres parce que tu trouves que c'est trop égoïste comme raison, alors tu préfères t'en tenir à l'autre version.
Il marqua une petite pause, sûrement pour me laisser digérer ses paroles, avant de reprendre son explication.
— Je suppose que ça a dû être difficile de quitter ta mère. Mais à mon avis, tu ne serais jamais partie si elle avait été seule, je me trompe ?
Le sourire avait complètement disparu de mon visage, à présent. Hébétée, j'eus la sensation d'entendre la petite voix de ma tête, le jour où je m'étais décidée à partir. Qu'elle resurgisse dans la bouche d'Eden était à la fois désagréable et assez flippant.
Il haussa légèrement les sourcils, comme pour m'inciter à confirmer ses dires.
— Elle n'est pas seule, non, dis-je d'une voix sourde, encore choquée qu'il m'ait si bien cernée.
Eden remplit nos verre d'eau et porta le sien à ses lèvres. J'observais son visage qui ne trahissait aucune émotion significative, comme s'il savait tout cela depuis longtemps.
— Comment tu as fait ? soufflais-je.
Eden reposa son verre lentement.
— Fait quoi ?
Je poussais un petit soupir exaspéré.
— Allez, on ne joue plus là. Tu peux me le dire.
— Mais je ne joue pas.
— C'est Judy qui t'a parlé de James et de la discussion que j'ai eu avec elle ? Insistais-je. C'est de cette manière que tu as deviné tout ça sur moi ?
— C'est le prénom du compagnon de ta mère ? Demanda-t-il innocemment.
Je levais les yeux au ciel. Quand arrêtera-t-il de me prendre pour une idiote ?
— Je suis sûre que c'est elle qui te l'a dit, marmottais-je.
— Elle ne m'a rien dit, je t'assure.
— Alors comment as-tu deviné ? Pour James et mes sentiments ? Non pas que je trouve ça impressionnant que tu devines tout ça, mais j'aimerais savoir. Tu m'as juste observé et la vérité t'es apparue de manière miraculeuse ? ironisais-je.
Eden mâchonna lentement le morceau de viande qu'il venait de mettre dans sa bouche, avec un petit rictus.
— Non, ce n'est pas juste en t'observant, je te rassure. Même si, quand on a discuté dans la boutique de meuble, la façon dont tu as réagis m'a démontré pas mal de choses. Mais ça m'a semblé assez logique. J'aurais été à ta place, je pense que j'aurais eu les mêmes envies que toi. Après tout, c'est bien normal de vouloir vivre sa vie. Mais je suppose que tu n'as pas exprimé ce ressenti à ta mère ?
— Non. Enfin, pas dans sa totalité, admis-je à demi-mots.
— Ça, tu vois, c'est très représentatif de ce que tu es.
— Parce que je pense plus aux autres qu'à moi, c'est ça ? Raillais-je en levant un sourcil.
— Exactement. Tu vois que tu commences à te comprendre, répondit-il en m'adressant un clin d'oeil.
Malgré mon agacement, je ne pus retenir un sourire. Je soupirais et mangeais une autre raviole. Elles étaient délicieuses bien qu'elles aient un peu refroidies.
— Ma théorie était donc la bonne, plastronna-t-il.
— Bien que cette confession risque de flatter ton égo, je dois avouer que tu n'as pas tout à fait tort, dis-je avant de porter mon verre à mes lèvres.
— Je suis sûr que c'est mon égo qui t'empêche de dire que j'ai complètement raison.
— Bon, assez parlé de moi, dis-je en agitant la main avant qu'il ne me pose d'autres questions. A ton tour, maintenant.
Je le regardais avec un sourire triomphal alors qu'il plissait le nez.
— Et ne penses même pas à te dérober, le menaçais-je.
Comme pour montrer qu'il prenait en compte mon avertissement, il posa son menton dans la paume de sa main en me regardant.
— Que veux-tu savoir ? Il me semble que tu sais déjà certaines choses, toi aussi.
— C'est vrai, mais beaucoup moins que toi.
— Peut-être parce que tu es moins observatrice. Je t'apprendrais, si tu veux.
Il me gratifia d'un sourire en coin tandis que je lui adressais une grimace.
— Bon alors, tu sais qu'on a pas toute la journée, soupira-t-il faisant mine d'être exaspéré.
Je me demandais s'il l'était vraiment, mais ses prunelles vertes ne semblèrent pas trahir une impatience particulière. Je décidais donc de prendre mon temps pour me venger et piquais dans mon assiette en mangeant lentement mon repas, sans le quitter des yeux. Il ferma brièvement les siens en soupirant.
— Tu es terriblement agaçante, Wendy.
J'avalais ma bouchée et m'essuyais la bouche délicatement avec ma serviette que je reposais lentement sur mes genoux. Je devais bien admettre que je prenais un malin plaisir à jouer avec les nerfs de ce garçon.
— Délicieux ! Dis-je en finissant mon assiette avec un petit sourire dans sa direction.
La sienne été vide depuis un bon moment déjà. Il soupira de nouveau et pianota du bout des doigts sur la table.
— Je vais te laisser ici, Wendy, menaça-t-il.
Je pris une expression choquée.
— Tu ne ferais jamais ça.
Il leva un sourcil et fit mine de se lever. Je m'empressais de l'arrêter.
— D'accord, d'accord, dis-je en riant nerveusement.
J'avais vraiment cru qu'il allait me laisser là et il en aurait bien été capable, à vrai dire. Il se remit comme il était et secoua la tête.
— La patience n'est pas ton fort, murmurais-je.
— Non, en effet.
J'étouffais un petit rire dans ma serviette avant de le regarder, très sérieusement.
— Je disais donc que je sais très peu de choses sur toi. Je sais que toi et Judy avaient été adoptés par Christian et sa femme, Rose, mais que vous n'êtes pas frères et soeurs de sang, seulement de coeur. Je sais que tu te braques rapidement quand une conversation ne te plaît pas et que tu es assez impulsif.
Il lâcha un petit rire cynique.
— Assez ?
— Pas mal impulsif, me corrigeais-je. Tu aides ta mère adoptive à la boutique de meubles, de temps en temps, mais tu as l'air de passer beaucoup plus de temps enfermé dans le bureau de Christian. Tu roules comme un malade avec ta voiture de course flambant neuve et tu ne peux pas t'empêcher de frimer avec en doublant de bons conducteurs dans les virages, tout ça parce qu'ils ne roulent pas à cent cinquante kilomètres/h.
— De bons conducteurs ? Tu parles de toi là ? Se moqua-t-il.
— Tu es d'humeur plutôt changeante, d'un jour à l'autre, ce qui est assez déstabilisant pour les gens qui te côtoient, poursuivis-je sans relever sa remarque. Tu as eu le privilège de lire une merveilleuse collection de livres anciens mais ça ne t'a fait ni chaud ni froid, apparemment, ce que je trouve bien dommage. Tu as un égo aussi grand que la muraille de Chine et tu veux toujours avoir raison, ce qui est très agaçant et n'aide pas forcément dans tes rapports avec autrui.
Il se pinça la lèvre pour réprimer un sourire. Il n'était pas vexé par mes remarques, c'était déjà ça. Mais il était peut-être temps que je passe aux points positifs si je ne voulais pas que cela change.
— A côté de ça, tu sais être à l'écoute et compatissant, quand tu veux, repris-je plus bas. Tu es parfois assez mystérieux et énigmatique et on se demande sans arrêt à quoi tu peux bien penser quand tu regardes les gens au fond de leurs yeux. Tu es quelqu'un de très observateur, qui ne parle pas beaucoup au premier abord. Je pense que ton côté froid, distant et dur est une protection pour empêcher les gens de te connaître et de deviner tes failles et faiblesses. Tu n'es pas le genre à te montrer vulnérable, je dirais même que tu détestes ça, aussi, tu fais tout pour ne pas le montrer. Tu aimes, par contre, montrer que tu maîtrises les choses, que tu as le contrôle sur elles et tu ne supportes pas quand elles t'échappent. Ton regard profond et ton charme sont assez déroutants et ont tendance à mettre mal à l'aise les gens autour de toi.
Je me sentis rougir et me mordis la langue en détourant le regard, prenant conscience de ce que je venais de dire trop tard. Je ne savais pas ce qui m'était passée par la tête pour balancer cette idiotie, mais je le regrettais immédiatement. J'espérais qu'il n'allait pas s'arrêter dessus et m'empressais de me rattraper.
— Oh et bien sûr tu prends un malin plaisir à tourmenter les gens et tu ris de la maladresse de certains, ce qui n'est pas très gentil de ta part.
Je repris mon souffle et fixais mon assiette vide devant moi, attendant qu'il réagisse.
— Tu as fini ? Me demanda-t-il alors.
Je hochais la tête en lui jetant un bref coup d'oeil. Ses yeux s'étaient légèrement plissés mais je ne parvins pas à décrire l'éclat qui s'y trouvait. J'y étais peut-être allée un peu fort dans mes paroles.
— Tu en connais plus que tu ne le dis, à ce que je vois, dit-il de sa voix grave.
Il n'avait toujours pas l'air en colère, ce qui me rassura. Pourtant, je sentais qu'il y avait une sorte d'interrogation dans ses pupilles.
— Tu confirmes ce que j'ai dit sur toi ? Demandais-je, étonnée qu'il n'émette aucune objection à ma longue liste.
— Oui, c'est assez représentatif de ce que je suis. Tu as l'air étonné que je sois d'accord.
— Plutôt, oui.
— Tu pensais que je n'étais pas assez objectif sur mon compte ?
— Pour être honnête, oui.
Il eut un petit rire.
— Tout ce que tu as dit est vrai, malheureusement, et crois-moi, j'en ai bien conscience. Je me connais mieux que tu ne te connais toi-même, tu vois.
Je roulais des yeux. Il ne pouvait pas s'en empêcher.
— Je m'étais trompé, finalement, dit-il dans un soupir.
— A quel propos ?
— Tu sais être observatrice, toi aussi.
— Nous nous sommes observé mutuellement, visiblement.
Pendant quelques secondes, nous nous dévisageâmes sans dire un mot. Mais le visage parfait d'Eden réussi à me faire chanceler et je détournais les yeux la première.
— Bon, maintenant, j'ai quelques questions par rapport à tout ça, tu comprends bien, dis-je avec détachement.
Eden s'adossa à sa chaise avec élégance.
— Je t'écoute.
— Tu as perdu tes parents, toi aussi ?
Je craignais de manquer un peu de tact. Pour une première question, j'aurais peut-être pu commencer plus doucement. Cela dit, c'était la plus importante qui me venait à l'esprit.
— Je ne les ai jamais connu, répondit-il pourtant. J'ai été placé dans un orphelinat très jeune. Je me suis enfui au bout de quelques années et Christian m'a trouvé au fin fond de la forêt, complètement perdu, affamé et déshydraté. Il m'a sauvé et a décidé de me garder. Plus tard, lui et Rose ont adoptés Judy, qui avait douze ans.
— Tu t'es enfui de l'orphelinat ? m'étonnais-je. Pour quelle raison ?
Il haussa les épaules, comme si cela n'avait pas d'importance.
— Je n'avais plus envie d'y être, c'est tout.
— Les enfants y étaient mal traités ? Insistais-je, essayant de comprendre ses motivations.
— C'était un orphelinat comme un autre, tu sais. Nous n'étions ni mal, ni bien traité. Mais je ne voulais pas passer ma vie là-bas.
— Et tu t'es enfui à quel âge ?
Je crus voir sa mâchoire se serrer et son corps se raidir pendant quelques instants et je me demandais si j'avais bien fait de poser la question.
— A quatorze ans.
— Ceux qui s'occupaient de l'orphelinat ne sont pas partis à ta recherche ? Ils n'ont pas appelé la police pour te retrouver ? Demandais-je stupéfaite qu'un garçon de cet âge ait pu s'évader d'un orphelinat aussi facilement.
— Pourquoi faire ? Je n'appartenais à personne. Ils n'allaient certainement pas s'embêter à ameuter la police pour un orphelin que personne ne réclamerait. Ils ont certainement pensé que j'étais tombé chez des gens et qu'ils m'avaient gardé, ou alors ils m'ont cru mort. L'un comme l'autre, je n'étais plus leur problème.
Je fus quelque peu choquée par cette déclaration mais ne fis aucun commentaire. Malgré les difficultés qu'il avait vécu, il avait eu beaucoup de chance, et Judy aussi, de tomber sur des gens comme Christian et Rose, acceptant d'adopter des jeunes adolescents. Quand je lui exprimais cette remarque, Eden sourit.
— Oui, j'ai rarement croisé des personnes aussi bienveillantes que ce couple.
J'essayais de m'imaginer, un instant à quoi pouvait bien ressembler Eden plus jeune. Il avait dû être vraiment mignon, mais peut-être avait-il été un petit garçon difficile, et que c'était pour cette raison qu'il n'avait pas été adopté plus tôt. Après tout, il s'était enfui de l'orphelinat et personne n'avait cherché à le retrouver.
— Tu n'as pas d'autres questions ? S'étonna Eden, me tirant de mes pensées.
— Oh si !
Je décidais d'arrêter de l'embêter avec son passé et m'intéressais à sa vie maintenant.
— Tu m'as dit que tu aidais ta mère à la boutique de meuble..., commençais-je avant d'hésiter.
— Oui, mais ce n'est pas une question ça.
— Je me demandais, si tu voulais bien me laisser finir, si tu avais un autre travail à côté de ça ?
Il se mit à rire.
— De toutes les questions que tu pourrais poser, c'est celle-ci qui te vient en premier ?
— Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle, me défendis-je. Je la trouve légitime.
— Légitime ?
— Tu viens souvent à la librairie et tu t'enfermes dans le bureau de Christian pendant des heures. Tu lui apportes sûrement ton aide également, supposais-je.
— Christian n'a pas besoin d'aide.
— Alors que fais-tu pendant tout ce temps ? Lâchais-je, ma curiosité piquée au vif.
Il m'adressa un sourire énigmatique.
— Mais je travaille.
— Sur quoi ?
Il regarda autour de lui, comme pour vérifier que personne ne nous écoutait, puis me fis signe de me pencher vers lui. J'obéis, pendue à ses lèvres.
— Je suis un espion, chuchota-t-il.
Pendant quelques secondes, mes yeux s'écarquillèrent de surprise. Puis je vis ses lèvres frémirent pour réprimer un sourire et je compris qu'il se fichait encore de moi. Je le fusillais du regard en me reculant vivement tandis qu'il s'esclaffait.
— Très drôle, raillais-je.
— Ça l'était, en effet. Je n'ai jamais connu quelqu'un qui croit autant tout ce qu'on lui dit.
Il rit à gorge déployée pendant une bonne minute.
— Bon, quand tu auras fini de te payer ma tête, tu pourras me dire ce que tu fais réellement dans la vie ? m'impatientais-je.
— Pourquoi ça t'importe autant de savoir ce que je fais ? Rétorqua-t-il, une fois qu'il eut fini de rire.
— Pourquoi ça t'agace autant de me dire ce que tu fais ? Répliquais-je du tac au tac.
Je penchais la tête sur le côté en haussant les sourcils et il sourit en soupirant.
— Je suis concepteur de logiciel. Je peux donc travailler d'où je veux.
J'émis un petit sifflement admiratif. J'étais loin d'imaginer Eden en génie de l'informatique.
— Tu crées des sites internet, c'est ça ?
— On peut résumer ça comme ça, oui, répondit-il nonchalamment.
— Et en quoi ça consiste plus concrètement ?
Il entreprit de jouer avec les miettes de pain qui se trouvait sur la table.
— Disons que je réalise des programmes informatiques qui, ensuite, deviennent des logiciels.
Je tentais de me représenter ce que cela pouvait donner mais en vain. Je ne vis qu'une succession de chiffres et de symboles compliqués sur un fond noir, de quoi me donner mal à la tête. A l'évidence, il fallait être doué en maths pour faire ce genre de travail, ce qui n'était clairement pas mon cas.
— Ça doit être intéressant, dis-je malgré tout, histoire de lui montrer mon intéressement.
Il leva un sourcil devant mon sourire qui s'efforçait d'être sincère.
— Avoues que tu n'y comprends rien.
— Rien du tout, avouais-je, avant d'éclater de rire, suivi par Eden.
— Laisse-moi deviner, tu ne brilles pas en calculs c'est ça ?
— Pas du tout ! Et je suppose que pour créer des logiciels il faut être calé en maths.
— Pas qu'un peu, en effet, concéda-t-il.
— Alors tu as toute mon admiration, dis-je sincèrement. Je serais incapable de faire ce que tu fais.
— Chacun a un domaine où il est plus à l'aise. Toi c'est le littéraire, moi les calculs compliqués, conclut-il avec un sourire.
— Certes. Et tu crées des logiciel de quoi, au juste ?
— C'est à la demande du client. C'est souvent des grosses entreprises.
— Genre start-up ?
— Voilà.
— Tu es donc à ton compte ?
— Oui.
— Et ça ne t'ennuie pas ?
De nouveau, il haussa les épaules.
— Ce n'est pas un travail très contraignant, donc ça me va. En plus, je suis plutôt doué dans ce domaine, mais tu t'en doutes.
Il me fit un sourire amusé et je levais les yeux au ciel.
— Evidemment ! Tu t'es lancé là-dedans juste après tes études ?
— Oui.
— Qu'est-ce qui t'a poussé dans cette voie ?
— J'aime le fait d'être indépendant, de gérer mes horaires de travail quand je veux, de ne pas avoir une autorité au-dessus de moi. Je me suffis à moi-même et je travaille comme je l'entends.
Je retins un peu rire et me couvris la bouche.
— Encore mon égo, je sais, dit-il en roulant des yeux. Je l'ai senti en parlant de l'autorité.
Je m'esclaffais avant qu'une pensée me traverse soudainement.
— Mais, du coup, tu as quel âge exactement ? Demandais-je en prenant conscience qu'il devait être plus âgé que moi.
Son regard s'assombrit légèrement.
— Vingt-deux ans.
Sa réponse me rassura, sans que je ne sache vraiment pourquoi. Même s'il n'avait que quatre ans de plus que moi, il était bien plus mature que d'autres jeunes hommes de son âge.
Il jeta un oeil sur sa montre et fronça les sourcils.
— Nous devrions y aller si tu ne veux pas être en retard, dit-il.
Je ressentis une pointe de déception à l'idée que mon tête-à-tête avec Eden était déjà terminé. Je n'avais pas vu les heures passées depuis que nous étions arrivés et je n'avais pas du tout envie de mettre un terme à notre conversation.
Il me jeta un bref regard avant de se lever et je crus déceler à la manière dont il pinçait les lèvres, que lui non plus ne voulait pas que notre moment prenne fin, pour mon plus grand plaisir.
Je me levais à mon tour et enfilais mon manteau avant de le suivre vers le comptoir.
— Tout s'est bien passé ? Nous demanda le serveur avec un grand sourire.
— A merveille, répondit Eden de sa voix de ténor.
Je souris dans son dos, sentant mon coeur se gonfler de joie à l'idée qu'il exprime clairement qu'il avait apprécié notre dîner. C'était pourtant assez étrange. Eden n'était pas un garçon très facile à suivre. Pourtant, aujourd'hui, il s'était ouvert comme jamais je n'aurais cru qu'il pourrait le faire.
En le regardant payer l'addition, je me dis que plus j'apprenais à le connaître, plus j'avais envie d'en savoir davantage sur lui. Néanmoins, j'étais persuadée que je n'avais pas totalement discerné qui il était vraiment.
Quelque chose me disait qu'il avait encore des secrets profondément enfouis en lui et malgré mon envie irrésistible de les découvrir, j'avais la sensation que cela pourrait s'avérer bien plus dangereux que je ne me le figurais.PS : 🌟 merci de cliquer sur la petite étoile en bas du chapitre si vous avez aimé 🌟
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Anmore Cove
ParanormalA dix-huit ans, Wendy décide de partir vivre avec son oncle qui lui a trouvé un stage dans la librairie de sa ville, Anmore Cove. Encore marquée par l'abandon de son père quand elle avait six ans, la jeune fille voit dans ce changement l'échappatoir...