Chapitre 16

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— Bonne journée, lançais-je platement au client qui venait de quitter la boutique.
Je me rassis mollement sur mon fauteuil et poussais un profond soupir.
Trois jours s'étaient écoulés depuis que j'avais trouvé cette pauvre femme dans la librairie, le soir de la tempête, et je n'avais toujours pas eu de nouvelles d'Eden à ce sujet.
J'avais espéré qu'il me rassure sur son état, mais il n'en avait rien fait. J'avais envisagé de le devancer moi-même et de lui demander des nouvelles mais j'avais vite laissé tomber. A vrai dire, je me sentais encore toute retournée quand je repensais à la manière dont il m'avait parlé dans le local. Dès que je fermais les yeux, je revoyais ses prunelles noires de colère, me pétrifiant sur place. Jamais il ne m'avait regardé avec autant de fureur que ce soir-là. Si j'avais su que le cas de cette femme était aussi important pour lui, j'aurais peut-être tenu ma langue.
Je me redressais soudain sur mon siège.
Non, ce n'était pas vrai. Je ne devais pas m'en vouloir d'avoir exprimé mes inquiétudes et d'avoir voulu faire ce qu'il y avait de mieux pour cette pauvre femme.
Quand je repensais à son visage, complètement déformé par la folie et son aspect si misérable, une boule se formait au fond de ma gorge et j'avais toutes les peines du monde à me retenir de pleurer. Le sort de cette femme m'avait profondément affecté, et j'espérais sincèrement que Eden avait eu raison de la ramener chez elle. Son bien-être était ce qui importait le plus.
Je repensais aux paroles qu'Eden m'avait jeté à la figure avant de disparaître. Certes, je ne connaissais pas l'histoire de cette femme. J'ignorais ce qu'elle avait vécu pour finir dans cet état, mais incontestablement, c'était quelque chose de terrible.
Avait-elle eu un accident ? Sa famille était-elle toujours en vie ou avait-elle disparue dans de sombres circonstances ? Il était inconcevable qu'Eden ait décidé de la ramener chez elle en sachant qu'elle n'avait plus de famille. Elle était incapable de vivre toute seule. Non, il devait lui rester des parents, c'était évident.
Je soupirais et posais ma joue dans le creux de ma main, d'un air dépité.
J'avais tourné en boucle les possibilités dans ma tête, depuis trois jours entiers, et je commençais à saturer.
Je voulais vraiment avoir des nouvelles de cette femme, aussi, j'avais fini par en vouloir à Eden. Non seulement pour la façon dont il m'avait parlé, mais aussi pour me laisser dans le doute.
Je tournais mon regard vers mon téléphone, qui trônait sur une pile de papiers. Pourquoi ne m'écrivait-il pas ? Etait-il toujours en colère contre moi ? Devrais-je m'excuser ?
J'enfouis mon visage entre mes mains et fermais les yeux. J'avais été bien contente quand Judy m'avait dit, le soir de la tempête, qu'elle ne pourrait pas être là les trois prochains jours.
A cause de la tempête, des amis à elle avait eu des soucis dans leur maison et elle avait tenu à les aider. Quelque part, son absence m'arrangeait bien. Si elle avait été là, je n'aurais pas pu lui faire face. Pas après ce qui s'était passé avec son frère. A tous les coups, elle avait été mise au courant.
Bien que je me demandais ce qu'elle pouvait penser de la situation de cette femme, il était préférable que je n'en parle pas. Déjà, parce qu'Eden m'avait demandé de garder le secret et que j'avais donné ma parole que je ne dirais rien à personne. Et ensuite, parce que s'il s'avérait que Judy partageait le même avis que son frère, je n'avais pas envie de me faire remballer une seconde fois. Même si je savais pertinemment que Judy n'était pas Eden et qu'elle savait s'exprimer avec douceur, elle.
A cette pensée, mon cerveau me renvoya l'image d'Eden parlant à cette femme. Il avait su se montrer doux et tendre. Il était évident qu'ils se connaissaient bien. Il était même possible qu'Eden l'ait connu avant qu'elle ne sombre dans la folie. C'était peut-être une parente de Christian ou de Rose. Après tout, elle devait avoir une trentaine d'année, comme eux, ce qui pourrait expliquer la proximité qu'il y avait entre elle et Eden.
Je me massais lentement les tempes. Réfléchir à tout cela m'avait donné mal à la tête. Sans compter que j'avais passé mes trois nuits précédentes à cauchemarder à propos de cette femme et d'Eden et que je manquais cruellement de sommeil.
Je poussais un soupir et me remis au travail. Tout en récupérant un livre pour le compte d'un client qui avait passé commande sur internet (le site de la librairie marchait de mieux en mieux), des souvenirs de la soirée de l'avant-veille avec mon oncle me revinrent en mémoire.
Je m'étais attendue à tout sauf à avoir une discussion aussi profonde et personnelle avec lui.
En effet, quand j'étais rentrée du travail, Neil m'attendait sur le canapé, devant une table basse remplie de plats chinois qu'il avait commandé. Je m'étais alors rendue compte, non sans un certain embarras, que nous n'avions pas pris le temps de discuter de l'annonce que ma mère nous avait faite, sur son mariage prochain avec James et son emménagement avec lui.
J'avais été plutôt surprise que mon oncle me demande de but en blanc comment je vivais cette décision. Prenant un air détaché, je lui avais dit que c'était une bonne chose pour ma mère et qu'elle méritait d'être heureuse avec l'homme qu'elle aimait. Mon oncle m'avait observé à la dérobé en plissant les yeux. C'était à ce moment là qu'il m'avait parlé ouvertement.
— Tu sais, j'étais là quand ton père est parti, Wendy, m'avait-il dit gentiment en se massant son crâne dégarni. J'ai vu la souffrance indéniable de Rebecca, mais même si je ne l'ai jamais dit, j'ai aussi vu ta souffrance à toi et comment tu t'es efforcée de la cacher pour consoler ta mère.
J'avais lâché mes baguettes et m'étais tournée vers lui, les yeux écarquillés par l'étonnement.
— Ne fais pas cette tête, m'avait-il dit en souriant, accentuant les petites rides autour de ses yeux couleur océan. Je suis inspecteur, je te rappelle. C'est mon boulot d'observer la réaction des gens et de découvrir ce qu'ils cachent. Mais toi, tu n'étais pas n'importe qui. Je sais que tu as toujours cru que j'étais venu spécialement pour ta mère, mais tu te trompes. Si je suis venu, c'est pour vous deux. Parce que vous aviez toutes les deux besoin de soutien.
J'avais gardé le silence face aux paroles de mon oncle. Il ne s'était pas trompé. J'avais toujours pensé qu'il était venu d'abord pour ma mère. Même si je m'étais rendue compte qu'il se souciait aussi de moi durant cette période difficile, je n'avais pas cessé de me répéter de rester forte et de ne pas montrer ma peine pour ne pas en rajouter à ma mère, mais aussi à mon oncle. Cela ne m'avait pas empêché de tisser des liens étroits avec Neil. Mais l'entendre dire qu'il était également venu pour moi me toucha profondément.
— Je me rappelle d'une fois où on a parlé de tout ça, avait-il poursuivi, un petit sourire aux lèvre. Je ne sais pas si tu t'en souviens, mais c'était la fois où nous avions passé un week-end rien que tous les deux.
Je lui avais souri à mon tour, me souvenant très bien de ce week-end.
Je devais avoir huit ans et cela faisait pile deux ans que mon père était parti. Mon oncle avait tenu à ce que ma mère fasse quelque chose qui lui permette de ne pas penser à sa souffrance. Il l'avait donc convaincu de participer à une oeuvre bénévole qui reconstruisait des maisons pour les survivants d'une catastrophe naturelle. Ces pauvres gens avaient tout perdu, pour la plupart.
Je me souviendrais toujours du visage rayonnant et épanoui de ma mère quand elle était revenue. Elle nous avait raconté avec émotion sa rencontre avec ces famille démunies et combien elle avait été touchée de les voir pleurer de reconnaissance face à tout ce que les volontaires avaient fait pour eux. Ma mère avait complètement changé à partir de ce moment-là puisque c'était grâce à ce voyage qu'elle avait eu un déclic et décidé de reprendre sa vie en main. Je m'en souvenais parfaitement.
Avant que je n'ai eu le temps de répondre quelque chose, mon oncle avait secoué la tête.
— Je sais que tu te rappelles de ce week-end pour la transformation de ta mère. Mais est-ce que tu te souviens de ta journée, à toi ?
Sa question m'avait laissé perplexe pendant un bon moment.
Je me souvenais brièvement que nous avions passé la journée au parc, à quelques minutes de la maison. Mon oncle et moi avions préparé le pique-nique et nous nous étions calé dans l'herbe tendre, près de la mare aux cygnes. Je me rappelais que nous les avions nourri et observé longtemps et que j'avais fini par sortir mon livre, tandis que mon oncle dormait à côté de moi, sous l'ombre d'un grand châtaignier.
Hormis ces quelques détails qui m'étais revenue en y repensant, je ne me rappelais pas vraiment la discussion que l'on avait eu.
— Moi je m'en souviens comme si c'était hier, m'avait dit Neil alors que je secouais la tête par la négative. Pendant que tu étais occupée à nourrir les cygnes, je t'ai demandé comment tu te sentais, par rapport à tout ça. Ta réponse est gravée dans ma mémoire.
Il s'était interrompu pendant un bref instant, avant de reprendre avec un petit sourire paternel sous sa barbe.
— Tu m'as regardé de tes grands yeux bleus et tu m'as dit, très sérieusement : « Tu sais, moi je ne connais pas très bien papa alors que maman elle a pleins de souvenirs avec lui. Des fois, je n'arrive même pas à me rappeler comment il était. Quand je vais grandir, peut-être que je ne me rappellerais plus du tout de lui. Mais pour maman, c'est pas pareil. Elle l'aimait vraiment beaucoup et depuis plus longtemps que moi. Elle pourra jamais l'oublier. Je trouve que c'est pas juste que ce soit à elle qu'on demande d'être forte alors que c'est elle qui souffre le plus. Alors j'ai décidé que j'allais l'être à sa place et que c'était à moi d'être là pour elle. Comme ça, si je l'aime aussi fort qu'elle aimait papa, peut-être qu'elle pourra être un peu moins triste. Tu crois pas ? »
Neil avait retenu son émotion mais j'avais eu le temps de voir son regard ému et j'avais senti ma gorge se serrer.
— Que voulais-tu que je réponde à ça ? Une petite fille de huit ans avait réussi à me couper le sifflet comme jamais personne ne l'avait fait avant.
Neil avait rigolé doucement malgré les larmes qui perlaient aux coins de ses yeux et je l'avais imité.
Mes réponses étaient beaucoup plus spontanées à l'époque qu'aujourd'hui. Elles sortaient tout droit de mon coeur d'enfant qui avait eu beaucoup de peine pour sa mère. Pour autant, je m'étais rendue compte, après avoir entendu Neil, que mes prédictions de petite fille ne s'était pas avérées très justes.
J'avais, certes, fini par grandir et il était vrai que le visage de mon père était beaucoup plus flou dans mon esprit désormais. Mais pour ce qui était de rester forte et d'être là pour ma mère, je ne savais pas si j'avais vraiment réussi.
Mon oncle avait semblé se rendre compte de ma culpabilité soudaine. Il m'avait alors serré la main tout en me souriant.
— Tu étais déjà une petite fille très intelligente, à l'époque. Tu as toujours eu ce souci de vouloir protéger ta mère contre ta propre peine.
J'avais baissé les yeux sur sa main qui emprisonnait entièrement la mienne et j'avais senti les larmes me piquer les yeux.
— Mais aujourd'hui, tu es une adulte, Wendy. Tu as le droit, désormais, d'extérioriser ce que tu as ravalé pendant toutes ces années. Je pense d'ailleurs, que tu le devrais. A force de toujours ravaler, on prend le risque d'exploser un jour. Et je n'aimerais pas que ça t'arrive, parce que ça pourrait te faire beaucoup plus de mal.
J'avais senti une larme rouler sur ma joue et s'écraser sur la main protectrice et aimante de mon oncle.
— Ça ne fait pas de toi une mauvaise personne, Wendy. Il faut que tu t'enlèves ça de la tête. Tu es et resteras une gentille fille. J'ai toujours dit à Rebby qu'elle avait eu énormément de chance de t'avoir. Et elle aussi, en est consciente, crois-moi ! Elle ne serait pas celle qu'elle est aujourd'hui si tu n'avais pas été là pour elle. Et moi, même si je ne suis que ton oncle...
J'avais relevé mes yeux pleins de larmes vers Neil qui me regardait avec tendresse. Il m'adressa un sourire qui bouleversa mon coeur. Le genre de sourire qu'un père aurait pu adresser à son enfant pour lui dire qu'il était fier de lui.
— ... je dois bien avouer que je t'ai toujours considéré comme ma fille, plus que comme ma nièce, chuchota-t-il.
Une larme s'était échappée et avait roulé le long de sa joue tandis que je prenais conscience de l'amour inconditionnel que je ressentais envers mon oncle.
— Tu es le père que j'ai toujours rêvé d'avoir, Neil.
J'avais vu alors son visage s'illuminer avant que je ne me jette dans ses bras. Nous étions resté quelques minutes enlacés avant que je ne m'écarte de lui. Même s'il avait tenté de me le masquer en se détournant rapidement, je l'avais vu cligner plusieurs fois des paupières pour chasser ses larmes.
— Bon, allez ! Avait-il dit d'une voix un peu plus forte en se redressant. On va pas faire pleurer dans les chaumières, quand même ! Si on allait se coucher ?
Nous nous étions levés, tout en essuyant discrètement nos joues, et avions regagnés nos chambres respectives. Je m'étais endormie avec un sourire reconnaissant pour avoir eu un oncle tel que Neil qui avait si bien joué le rôle d'un père dans ma vie.
En y repensant, je sentis mon coeur se serrer d'émotion et les larmes me monter  de nouveau aux yeux. Je secouais lentement la tête pour m'empêcher de pleurer en pleine librairie.
Je me relevais du fauteuil vivement, envoyant la chaise rouler jusqu'au mur derrière moi. Il fallait que je sorte d'ici, que je m'aère. J'empoignais ma veste qui était accrochée au porte-manteau et fermais la librairie derrière moi.
Je traversais la place, qui avait retrouvé son effervescence après la tempête qui avait frappé, et entrais dans le café de Ben. Comme à son habitude, celui-ci m'accueillit avec un grand sourire.
— Wendy ! Quelle bonne surprise !
— Comment ça va, Ben ? Le tempête n'a pas eu raison de ton café ? plaisantais-je gaiement.
— Ce n'est pas une tempête qui va m'arrêter ! Rit-il. A ce propos, quand j'ai fermé, ce jour-là, j'ai cru voir la librairie encore ouverte. Tu n'es quand même pas restée là-bas ?
Je grimaçais légèrement.
— A vrai dire, j'ai fermé au moment où la tempête s'abattait sur la ville, répondis-je.
Ben ouvrit de grands yeux avant de froncer les sourcils.
— Ton patron ne t'a pas dit de rentrer chez toi pour te mettre à l'abris ? C'est une honte !
Je regardais, gênée, les quelques personnes qui se tenaient près de nous et qui nous avaient jeté un regard intrigué, en entendant la voix de Ben s'élever.
— Calme toi, Ben. Mon patron n'était pas là, ce jour-là. C'est Judy qui m'a dit de rentrer. Malheureusement, le temps que je ferme correctement la boutique, la tempête était déjà là. Ils n'y sont pour rien.
Ben sembla se détendre un peu face à mes explications.
— Bon, je préfère ça. Je peux t'assurer qu'il aurait entendu parler de moi, s'il t'avait obligé à travailler dans ces conditions, rajouta-t-il en pointant son doigt vers moi.
Je ne pus retenir un petit sourire, touchée par sa prévenance à mon égard.
— Je n'en doute pas.
Son visage redevint amical, et il se remit au travail en faisant chauffer les machines derrière lui.
— Tu n'as pas eu trop de mal à rentrer ?
— Ca va.
En réalité, il m'avait fallu quelques minutes avant de reprendre mes esprits, après le départ d'Eden.
Sur le chemin du retour, j'avais été tellement perturbée par ce qui venait de se passer que je n'avais pas vu la biche qui avait traversé la route quand j'arrivais. J'avais réussi à freiner juste à temps, mais ma voiture avait dérapé dangereusement sur la chaussée mouillée, et j'avais bien failli percuter un arbre en tentant de reprendre le contrôle du véhicule.
Fort heureusement, malgré la frayeur que j'avais ressenti, il y avait eu plus de peur que de mal.
— Neil s'est fait un sang d'encre, en ne te voyant pas rentrer, ajouta-t-il. Je crois qu'il a ameuté toute la ville pour savoir si on ne t'avais pas vu.
Effectivement, quand j'étais parvenue à rentrer chez moi, au bout d'une heure et demie, mon oncle s'était jeté sur moi en me voyant passer la porte. Il m'avait assailli de question à savoir pourquoi je ne répondais pas à mon téléphone, pourquoi je rentrais à peine, alors qu'il avait appelé Christian (j'ignorais comment il avait obtenu son numéro mais, après tout, il était de la police, donc cela n'avait pas du être très difficile, pour lui, de l'avoir) et que celui-ci lui avait dit que Judy m'avait expressément demandé de rentrer avant que la tempête n'arrive. Je m'étais alors demandée si le coup de téléphone d'Eden quand je me trouvais encore à la librairie n'avait pas été motivé par l'appel de mon oncle à Christian. Mais je n'avais pas vraiment eu le temps de vérifier si mon hypothèse était juste.
J'avais eu toutes les peines du monde à me dépatouiller de l'interrogatoire de mon oncle, en taisant l'histoire de la femme. Je savais que si je lui en parlais, non seulement, j'aurais rompu la promesse que j'avais faite à Eden, mais en plus, Neil se serait empressé de faire des recherches pour savoir qui elle était, et ne se serait pas gêné pour prévenir le centre médical.
J'avais donc passé sous silence cette partie de l'histoire, en me concentrant seulement sur mon oubli de portable, qui m'avait fait revenir à la librairie, et au presque accident qui avait failli se produire sur la route.
Ben posa devant moi un gobelet fumant à l'odeur alléchante.
— Ça sent divinement bon, dis-je en humant avec délice les effluve qui me chatouillaient le nez.
— Tu m'en diras des nouvelles, me dit-il en me faisant un clin d'oeil.
— Combien je te dois ?
Je commençais à farfouiller dans mes poches à la recherche de mon porte-monnaie, mais Ben leva la main et se pencha vers moi avec un petit sourire.
— C'est offert par la maison.
— Ben ! Tu ne peux pas m'offrir tout le temps ma commande ! M'indignais-je gentiment.
— Mais bien sûr que si, je peux ! Je suis le patron, encore.
Il rit et je ne pus m'empêcher de faire de même, avant de pousser un petit soupir.
— Vraiment, je...
— Allez, ça me fait plaisir, me coupa-t-il.
Son regard bienveillant suffit à me faire céder. Je ne voulais pas le vexer en refusant sa proposition, mais il fallait tout de même qu'il arrête de faire cela. Au moins vis-à-vis des autres clients.
— Merci beaucoup, Ben. Mais c'est la dernière fois, le menaçais-je.
— On verra ça, pouffa-t-il. Si tu reviens plus souvent, peut-être que j'arrêterais de t'offrir ta boisson.
Je pris un air faussement indigné.
— Je ne savais pas que tu usais du chantage pour t'attirer des clients. Je suis choquée !
Ben éclata de rire et je joignis mes rires aux siens.
— Allez, file ! Me congédia-t-il gentiment.
Je lui adressais un dernier sourire avant de me détourner pour partir, quand je percutais de plein fouet le client suivant.
— Je suis absolument désolé ! Tout va bien ? Me demanda une voix d'homme.
Ma première réaction fut de vérifier que mon café était intact. Je soupirais de soulagement en constatant qu'il ne s'était pas renversé. Je levais ensuite les yeux vers l'inconnu qui venait de me rentrer dedans et restais bouche bée pendant quelques secondes.
Un bel homme se tenait face à moi, me dépassant de deux bonnes têtes. Il avait un look assez caricatural du parfait motard. Il portait une veste noire en cuir par dessus un t-shirt gris foncé qui mettait en valeur la musculature de son torse. Son pantalon, troué à certains endroits, était noir, lui aussi et il portait aux pieds des grosses chaussures en cuir, noires également. Il tenait dans sa main un casque de moto et je distinguais, à son index, une grosse chevalière en argent terni, ainsi qu'un tatouage sur le dessus de sa main, mais je n'arrivais pas à voir le dessin qu'il représentait.
— Il y a eu plus de peur que de mal, j'ai l'impression, dit-il d'une voix un peu éraillée mais chaude, me tirant de mes contemplations.
— Euh... oui, répondis-je en balbutiant.
Mon regard se porta sur son visage et je vis l'homme m'adresser un petit sourire de ses lèvres fines. Ses petits yeux perçants de couleur bleu fumée me dévisageaient avec une profondeur qui me mit un peu mal à l'aise. Il arborait une barbe de quelques jours, qui ajoutait à son côté bad boy. Il avait de longs cheveux châtains clairs superbement bouclés et négligemment rabattu sur un côté, qui lui arrivaient aux épaules.
Il était beau, très beau même, si on aimait le look bad-boy ténébreux.
Autour de son cou, une chaine en argent était dissimulée sous son t-shirt et le début d'un tatouage à l'encre noir était visible sur le côté gauche de son cou.
Il se pencha légèrement vers moi et je sentis mes joues s'empourprer sous l'intensité de son regard qui ne me quittait pas.
— Je crois que j'ai été quelque peu troublé par ta beauté, ma jolie, me souffla-t-il d'une voix suave.
Je fronçais les sourcils et me sentis rougir devant sa tentative de drague.
— Tu ne m'as vu que de dos, fis-je remarquer en faisant un pas en arrière, histoire de le dissuader de continuer sur cette voie.
Il se redressa et son sourire s'élargit, dessinant joliment ses plis nasogéniens. Sa beauté était flagrante. Mais il avait, malgré tout, un côté qui me déplaisait sans que je ne parvienne à dire ce que c'était. Peut-être était-ce le fait qu'il avait l'air d'être conscient de son charme et qu'il aimait en abuser. Ou bien parce que sa beauté était teintée de froideur.
— Ce sont tes cheveux roux qui m'ont perturbés, me lança-t-il avec un clin d'oeil.
— Tu n'en as jamais vu ? Demandais-je en levant un sourcil.
— Pas d'aussi beaux que les tiens.
Son sourire charmeur s'accentua et je rougis malgré moi. Honnêtement, quand je voyais ses propres cheveux, je me disais qu'il n'avait rien à envier aux miens.
— Tu n'es pas réellement en train de me draguer en parlant de mes cheveux, si ? Demandais-je en tâchant de dissimuler mon malaise.
L'homme ricana.
— Je n'ai jamais dit que je te draguais... Où vas-tu chercher ça ?
Son ton faussement innocent eut le don de m'agacer. Pour la simple et bonne raison qu'il me faisait étrangement penser à Eden, en cet instant précis.
— Je te présentais simplement mes excuses pour t'avoir bousculé, reprit-il avant que je ne puisse répondre.
— Et tu en as profité pour me flatter, terminais-je.
Il secoua lentement la tête, sans se départir de son sourire.
— J'ai seulement constaté. Rien de plus.
Il venait de faire un pas vers moi, me dominant de sa grande taille.
Je jetais un petit regard autour de nous mais je constatais vite que les clients ne nous prêtaient pas la moindre attention. Pas même Ben, qui plaisantait joyeusement avec des habitués, vraisemblablement, de l'autre côté du comptoir.
— Allons, ne me dis pas que tu ignores à quel point tu es charmante.
Je me tournais de nouveau vers mon interlocuteur, qui s'était penché vers moi pour me souffler ces mots de sa voix de velours, légèrement cassée.
— Que dirais-tu de prendre ton café en ma compagnie ? Pour me faire pardonner.
Il me gratifia, de nouveau, de son sourire enjôleur. C'était le moment de lui faire comprendre que je n'étais pas intéressée par ses avances.
— Désolée, mais je dois retourner travailler, répondis-je, essayant d'être le plus ferme possible.
Son visage se peignit de déception et sa bouche se déforma en une petite moue boudeuse.
— Quel dommage. J'aurais adoré passer davantage de temps en ta compagnie.
Il se pencha un peu plus vers moi, son nez à quelques centimètres du mien et prit entre ses doigts une de mes boucles de cheveux. Je sentis mes joues rougir violemment tandis que ses prunelles gris-bleues me scrutaient intensément.
— Je peux au moins connaitre ton nom ? Me susurra-t-il chaudement.
Je déglutis, la bouche soudain sèche. Je n'avais qu'une envie, c'était de fuir loin de lui pour me détacher de la profondeur de ses yeux qui semblaient me regarder comme si j'étais une friandise.
— Euh... Wendy, répondis-je d'une petite voix, mal assurée.
Mon interlocuteur eut un sourire rêveur et une petite lueur de malice brilla dans ses iris.
— Wendy, répéta-t-il. Quelle étrange coïncidence...
Je ne comprenais pas ce qu'il insinuait, mais j'étais incapable de poser la moindre question. Il se redressa enfin, me libérant de l'emprise de son regard de braise et lâcha la mèche bouclée de mes cheveux qui rebondit comme un ressort.
— Eh bien, Wendy, j'ai été ravi de te rencontrer.
Je hochais lentement la tête, reprenant peu à peu mes esprits et me dirigeais ensuite vers la sortie, essayant de ne pas montrer à quel point j'étais soulagée de ne plus me retrouver face à lui.
— Wendy ?
Je me retournais vers l'inconnu qui affichait toujours son petit sourire charmeur.
— Je suis sûr qu'on se reverra.
Il me fit un clin d'oeil avant que je ne m'empresse de quitter le café pour retourner à la librairie.
Je traversais la place au pas de course, tout en jetant de petits regards furtifs par dessus mon épaule. Je ne savais pas vraiment pourquoi, mais j'avais la sensation que cet homme étrange était tout à fait capable de me suivre jusque sur mon lieu de travail. Et c'était la dernière chose que je souhaitais !
Je sortis les clés de ma poche, mais constatais que la porte n'était pas verrouillée. Je fronçais les sourcils, pendant un bref instant. Il m'avait pourtant semblé avoir fermé derrière moi, au moment de partir.
Je finis par hausser les épaules en entrant. J'avais dû oublier dans la précipitation.
Je me débarrassais de mon manteau et retournais m'asseoir au bureau de l'accueil. J'avalais une longue gorgée de café et m'enfonçais profondément dans mon siège. La journée allait réellement être longue.
Je vérifiais mon portable, espérant avoir reçu un message d'Eden ou de Judy, mais il n'y avait rien. Je poussais un profond soupir.
Tout en dégustant lentement ma boisson, mes pensées convergèrent de nouveau vers cette pauvre femme, dont j'ignorais le prénom. J'avais complètement oublié de demander cette information à Eden, ce soir-là, et je le regrettais amèrement. Connaître son nom m'aurait permis de la voir comme une personne à part entière, et non pas comme une personne que la folie avait fini par enfermée dans un autre monde.
Je revoyais son visage doux malgré ses joues creuses, ses yeux d'un bleu céruléen hypnotisant malgré les images effrayantes qui semblaient se jouer à chaque seconde devant eux.
Je sentis mon coeur se serrer en imaginant la femme qu'elle avait dû être avant qu'une terrible épreuve ne la fasse basculer dans un sombre ailleurs, sans retour possible. Etait-elle tombée amoureuse de la mauvaise personne ? Avait-elle été trahi par l'être aimé ? L'avait-elle perdu ? Avait-elle eu des enfants ? Les avait-elle toujours, ou était-ce leur disparition qui l'avait rendu ainsi ?
Je me dirigeais vers l'arrière-boutique, en vu de récupérer un carton destiné à la préparation des commandes Internet. Traverser cette pièce me fit frissonner, malgré moi. Bien qu'elle soit moins inquiétante de jour, je pouvais ressentir encore très nettement les différentes émotions que j'avais éprouvé la nuit de la tempête.
Je me dirigeais vers le local et m'arrêtais sur le seuil. Je balayais l'intérieur du regard, comme si je m'attendais à voir la femme au même endroit où je l'avais trouvé la dernière fois. Je n'y étais pas retournée depuis cette fameuse nuit, mais peut-être que je pourrais trouver un indice me permettant de connaître son identité.
Je rentrais prudemment dans la petite pièce et regardais attentivement autour de moi, ouvrant l'oeil à la moindre trace susceptible de me renseigner. Je vis alors un petit objet par terre, juste dans le coin entre le mur et la grande bibliothèque de livres.
Je me baissais pour le récupérer et constatais qu'il s'agissait d'une petite clé. Je la fis tourner entre mes doigts, l'observant attentivement, tout en me demandant ce qu'elle pouvait bien ouvrir. De toute évidence, elle était bien trop petite pour ouvrir une porte. Cela expliquait peut-être le fait que personne ne se soit encore rendu compte de sa disparition. La vraie question que je me posais en cet instant, était si elle appartenait à cette femme ou bien si elle était ici depuis un petit moment, oubliée de tous.
En l'approchant un peu plus, je remarquais qu'une lettre y était gravée et était entourée de petites arabesques. Je reconnus la lettre E et je sentis mon souffle s'accélérer. Appartenait-elle à Eden ? Elle avait pu glisser de sa poche au moment où il s'était occupé de la femme. Mais rien ne me prouvait que le E qui y était gravée correspondait bien à Eden. Après tout, il y avait des tas de prénoms qui commençaient par un E.
Je restais les yeux rivés sur ma petite trouvaille pendant de longues minutes, comme si, à force de la regarder, elle allait finir par répondre à mes questions.
Je finis par soupirer et me redressais. Je devais prendre une décision et savoir ce que j'allais en faire. Etait-ce le bon moment de prendre sur moi et de prévenir Eden ? Mon orgueil m'incita à attendre que ce soit lui qui fasse le premier pas. Je ne savais pas si c'était la bonne décision, mais pour le moment, c'était celle que j'avais décidé de prendre.
Pour autant, cela ne me disait pas ce que j'allais bien pouvoir faire de cette clé. Je pouvais toujours la mettre de côté et en parler à Judy quand elle reviendrait. Peut-être qu'elle savait à qui elle appartenait et de cette façon, je n'aurais pas besoin de contacter Eden.
Je sortis mon trousseau de clé et l'accrochais dessus. Là au moins, j'étais sûre de ne pas la perdre et de ne pas oublier d'en parler au moment venu.
Satisfaite de mon idée, je récupérais un carton vide et retournais dans l'espace de vente. Mais sur le seuil de la porte séparant l'arrière-boutique de la librairie, je me figeais et lâchais mon carton.
— Surprise ! S'exclama une voix que je connaissais bien.
Les yeux écarquillés, je fixais cette femme aux cheveux roux foncé, dont j'avais hérité, complètement abasourdie.
— Maman !


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