Durant tout le trajet jusqu'à la maison, je n'avais eu de cesse de me refaire le fil de ce qui s'était passé dans la librairie. Des images des livres que
j'avais ouverts et feuilletés me revenaient inlassablement en mémoire, tandis que la voix de Christian résonnait encore dans mes oreilles.
Désormais, je ne pouvais plus fermer les yeux sans voir apparaître une bête monstrueuse d'un noir profond, dévoilant ses crocs.
Je frissonnais instantanément dans l'habitacle.
Eden était un Waldren.
C'était une réalité qui tournait en boucle dans mon cerveau. Pourquoi m'étais-je entichée du seul homme qui n'était pas humain sur toute la terre ? Pourquoi ce genre de chose n'arrivait qu'à moi ? C'était comme si je n'étais pas capable de tomber amoureuse de quelqu'un de normal.
Je soupirais doucement. Christian avait raison, je devais faire un choix. J'avais la lourde tâche de décider si je voulais arrêter ce que j'avais entamé avec Eden pour mon bien, ou si je prenais le risque de continuer et de voir où cela allait nous mener.
Sauf que, d'après Christian, si j'optais pour la deuxième option, l'issue allait forcément être fatale.
Mais me séparer d'Eden était tellement difficile ! Et je n'en avais pas du tout envie.
Je venais à peine de commencer à le connaître que déjà, je devais tirer un trait sur lui. C'était tellement frustrant.
Pourtant, je devais reconnaître que c'était la solution la plus logique et sensée.
Après tout, je ne pourrais jamais avoir une relation amoureuse normale avec Eden.
Quelque part, cela ne faisait pas longtemps que j'avais pris conscience de mes véritables sentiments envers lui. Si je prenais la décision d'arrêter là, ce serait peut-être difficile au début, mais je finirais sûrement par m'en remettre. Alors que si je continuais, il était fort probable qu'à la longue, je ne puisse plus me passer de lui.
Son visage s'imposa à moi et mon coeur s'emballa. Je poussais un soupir de frustration en me rendant compte que c'était déjà le cas.
J'étais devenue totalement accro à Eden, il ne fallait pas se mentir. C'était bien pour cela que j'étais complètement perdue. Je ne savais pas du tout quoi faire et j'ignorais si j'allais réussir à prendre une décision rationnelle.
Je me redressais sur mon siège et sortis de la voiture. D'un pas lourd, je pénétrais dans la maison et déposais ma veste sur le porte-manteau de l'entrée.
— Wendy, c'est toi ? appela Neil du salon.
Je roulais des yeux devant l'absurdité de sa question.
— Qui veux-tu que ce soit ? marmonnais-je tout bas.
Ma répartie était sortie toute seule et me surpris moi-même.
— C'est quoi cette humeur de chien ?
Je ne l'avais pas entendu arriver. Il me regardait en fronçant les sourcils, les bras croisés sur sa poitrine.
— Je n'ai pas une humeur de chien, répliquais-je.
— Je t'ai connue plus gentille.
Je levais les yeux au ciel avant de me diriger à la cuisine. Il n'avait pas totalement tort, cela dit. En temps normal, je ne lui aurais pas balancé ce genre de réflexion de cette manière. Je l'aurais fait sur le ton de l'humour. Mais je me sentais tellement à cran par rapport à tout ce que j'avais découvert et à la décision que je devais prendre
que je manquais cruellement de patience et de tact.
— C'est juste que ta question est ridicule, répondis-je tout de même. A moins que tu attendes quelqu'un, je ne vois pas qui d'autre que moi entrerait sans y être invité.
J'ouvrais le frigo d'un geste vif, faisant s'entrechoquer les bouteilles en verre qui se trouvait dans la porte. Il fallait vraiment que je me calme.
Neil émit un petit sifflement.
— Tu attends tes règles ou quoi ?
Je me tournais vers lui, les yeux écarquillés de stupeur et le rouge me montant aux joues.
— Mais non !
Il ne parut pas convaincu.
— A moins que ce ne soit tes hormones, je ne vois pas ce qui te rendrait aussi tendue et sur les nerfs. Sauf si...
Il plissa des yeux et je reportais mon attention sur le contenu du frigo, tâchant de reprendre mes esprits et de faire bonne figure. La tournure que prenait la conversation ne me plaisait pas du tout. Je ne pouvais rien dire du secret d'Eden et de sa famille à mon oncle, aussi, j'essayais de trouver une excuse si jamais il venait à me poser des questions à leur sujet.
— Sauf si quoi ? demandais-je en arrêtant mon choix sur les restes du gratin de pâtes de la veille.
— Sauf s'il y a autre chose qui te tracasse.
Je refermais la porte du frigo un peu trop violemment mais fis mine de ne rien avoir remarqué et me dirigeais vers le four que je préchauffais.
— Tu t'es disputée avec ton copain ? me lança alors Neil qui me suivait toujours du regard.
Je faillis lâcher le verre que j'avais récupéré dans le placard.
— Je... non ! répondis-je, encore plus rouge que tout à l'heure.
— Tu peux m'en parler, tu sais. Je n'y connais pas grand chose aux choses de l'amour mais je peux t'écouter me dire ce qui t'agace.
Je poussais un profond soupir et regardais mon oncle.
— Merci, mais je t'assure qu'il n'y a rien à dire. Il ne s'est rien passé.
Il me fixa pendant de longues secondes avant de finalement hocher la tête.
— Bon.
— Et Eden n'est pas mon copain, rectifiais-je en allant vérifier mon repas.
— Ben voyons ! Et moi je ne suis pas ton oncle, railla-t-il.
Je le fusillais du regard.
— Wendy, je suis inspecteur, je te rappelle. Tu as tendance à oublier que je sais deviner quand les gens me mentent.
Je retournais à la table de la cuisine et bus une gorgée d'eau.
— Tu ne veux pas l'admettre ?
— Que tu es inspecteur ? Bien sûr que si, répondis-je, faisant exprès de répondre à côté.
— Fais ta maline.
Je réprimais un sourire devant le regard mi menaçant, mi amusé que mon oncle venait de me lancer.
— Tu devrais être honnête envers toi-même, Wendy, reprit-il plus sérieusement.
Je savais qu'il attendait que je lui dise ce que je ressentais pour Eden. Mais la situation était encore plus confuse qu'au début si bien que je ne savais toujours pas comment décrire ma relation avec lui.
Pourtant, sa réflexion me fit étrangement penser à la citation de Shakespeare qu'Eden aimait me répéter. La vérité a un coeur tranquille.
— Et envers moi également, puisque je suis de la police.
Je faillis m'étrangler dans mon verre d'eau. Je soupirais doucement en le reposant, prête à m'ouvrir à Neil. Cela ne servait à rien de continuer à nier. De toute façon, il n'allait pas lâcher le morceau, au point où il en était.
— Je ne sais pas trop ce qu'on est, Eden et moi, en fait, répondis-je sans le regarder.
— Ah bon ? Et pourquoi ça ? s'étonna mon oncle.
— Parce que...c'est compliqué.
Je grimaçais malgré moi en constatant que j'avais emprunté la réplique favorite d'Eden. Je m'installais sur une chaise et Neil me rejoignit, s'asseyant en face de moi.
Il était visiblement disposé à écouter mes confidences.
— Ça l'est toujours, au début, me dit-il d'un air compatissant. Il faut prendre le temps d'apprendre à connaître l'autre dans ses bons comme ses mauvais travers.
Je retenais un petit rire ironique. C'était beaucoup plus difficile quand le mauvais travers dont il était question prenait la forme d'une créature appelée Waldren.
— Il n'est pas vraiment question de ça.
Mon oncle m'observa, attendant que je développe. Je ne savais pas pourquoi j'avais dit cela, mais j'aurais du réfléchir avant de parler.
Je me mordis la lèvre, me maudissant, tout en réfléchissant à une explication à fournir. Je sortis la première excuse qui me venait à l'esprit.
— Disons que... sa famille ne voit pas toute cette histoire d'un très bon oeil.
Ce n'était pas forcément un mensonge, au demeurant. Christian m'avait bien fait comprendre qu'il préférait que je renonce.
— Pourquoi donc ?
Je grimaçais. Neil ne me facilitait pas du tout la tâche.
— Parce que pour eux, Eden n'est pas fait pour moi.
Je me levais et allais voir mon plat au four, une petite excuse pour ne pas que Neil ne me scrute de son oeil de flic.
— Ils pensent qu'il est beaucoup trop bien pour toi, c'est ça ?
Sa voix était devenue plus forte et je compris que cette idée ne lui plaisait pas du tout.
— Non, non, m'empressais-je de le calmer. C'est...le contraire. Enfin, ils considèrent qu'on ne va pas bien ensemble.
Je gardais les yeux obstinément tournés vers mon plat, de peur que mon oncle ne remarque mon trouble. Je n'aimais pas lui mentir, mais là, j'y étais contrainte. La vérité était beaucoup plus complexe que cela mais il ne devait en aucun cas le savoir.
— Ah, se détendit-il. Je préfère ça. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi ils pensent ça.
Je haussais les épaules d'un air désinvolte en sortant mon repas et en retournant m'asseoir.
— Ils ont leur raison.
— Raison ou pas, ce n'est pas à eux de décider pour vous.
Je le dévisageais, la cuillère suspendue au-dessus de mon assiette.
— Vous êtes adultes, toi et lui, poursuivit-il d'un air tout à fait naturel. Vous êtes suffisamment grands pour savoir ce qui vous correspond ou pas. Qu'ils émettent des réserves et vous conseillent, c'est une chose, mais ils n'ont pas le droit de décider à votre place. Ce ne sont pas eux les concernés. C'est vous et vous seuls. Et les critères de chacun sont personnels, ils ne devraient pas les juger et essayer de vous faire
abdiquer aux leurs.
Je restais stupéfaite devant son discours, plein de bon sens. Il avait totalement raison. Bien que la situation était quelque peu différente, puisqu'il était toujours question d'une relation entre un être surhumain et une simple humaine. Mais Neil
avait mis le doigt sur un point fondamental.
Christian avait essayé de me persuader que je courais un risque en étant aussi proche d'Eden, et m'avait presque demandé de ne plus le voir. Mais la décision me revenait entièrement. Et pour la prendre, je devais penser avant tout à moi et à ce que je voulais vraiment.
Mes doutes avaient été soufflés par la volonté de Christian de me persuader qu'il avait raison et que je devais l'écouter, mais ce n'était pas son avis qui importait le plus. Je devais me concentrer sur ce que je désirais réellement avec Eden. Sans penser aux autres. Et ce que je désirais le plus, en cet instant, c'était être avec Eden.
La sonnette de la porte d'entrée retentit alors. Je regardais Neil pour guetter sa réaction mais il paraissait tout aussi surpris que moi.
— Tu attends de la visite ? me demanda-t-il interloqué.
— Non, je croyais que c'était toi.
Il secoua la tête. La sonnette retentit de nouveau. Je fis mine de me lever mais mon oncle m'arrêta.
— Laisse, je vais y aller. Finis de manger, toi.
Je me rassis et piquais dans mon assiette, l'oreille tendue. J'entendis la porte d'entrée s'ouvrir.
— Bonsoir. Je suis désolé de vous déranger à cette heure-ci mais j'aurais aimé parler à Wendy.
Mon coeur fit un bond dans ma poitrine et je faillis m'étrangler avec ma bouchée en reconnaissant la voix de velours d'Eden. Je lâchais ma fourchette qui tomba dans mon assiette dans un bruit sourd et me précipitais dans le vestibule.
Eden se tenait dans l'encadrement de la porte, beau à tomber, comme d'habitude.
Neil s'était retourné pour me regarder avec un petit sourire espiègle sur les lèvres. Je ne lui prêtais pas la moindre attention, trop concentrée sur le visage d'Eden qui était marqué par l'inquiétude, malgré le sourire qu'il avait affiché en me voyant.
— Que fais-tu ici ? demandais-je, sans cacher ma surprise.
— Tu veux bien qu'on aille faire un tour ?
Il jeta un bref coup d'oeil à mon oncle et je compris que ce qu'il désirait me dire était d'ordre privé. J'imaginais sans mal de quoi il voulait parler et il valait mieux que Neil n'en sache rien, en effet. Celui-ci était resté à côté de la porte ouverte, sans bouger, nous regardant tour à tour, cherchant à savoir ce qui pouvait bien se passer.
Je finis par hocher la tête et Eden parut soulagé, comme s'il s'était attendu à un refus de ma part.
Je récupérais mon manteau qui était accroché derrière mon oncle.
— Je ne rentrerais pas tard, lui dis-je en m'approchant d'Eden.
Neil ne broncha pas, mais je sentis qu'il se posait des questions. Il me regardait d'un air perplexe. Malheureusement, je n'avais pas le temps de répondre à ses interrogations. J'étais bien trop désireuse de me retrouver seule avec Eden.
Celui-ci adressa un hochement de tête à l'attention de mon oncle avant de me suivre sur les marches du perron.
— Attendez !
Je me figeais et me tournais vers Neil qui venait de nous interpeller. Tous mes sens furent en éveil, craignant ce qu'il allait bien pouvoir dire. Il fit un pas sur le porche, pour éviter de hausser la voix.
— Je ne suis pas là pour m'immiscer dans votre relation, ni pour vous faire la morale. Vous êtes majeurs et vaccinés et vous savez ce que vous faites, je n'en doute pas.
Tout mon corps était tendu et je guettais la réaction d'Eden du coin de l'oeil face au discours que mon oncle s'apprêtait à tenir. Il ne sembla pas déstabilisé.
Neil s'approcha d'un pas et s'arrêta au bord de la marche, le regard menaçant en direction d'Eden.
— Mais si tu fais le moindre mal à ma nièce, sache que tu auras affaire à moi.
— Neil ! m'exclamais-je, les yeux grands ouverts.
Après le discours qu'il avait tenu dans la cuisine quelques instants plus tôt, je ne m'attendais pas du tout à ce genre de propos. Même s'il ne cherchait qu'à me protéger, je le voyais bien.
Eden adressa un sourire à mon oncle.
— Je comprends tout à fait votre inquiétude. Ne vous en faites pas, je ne lui ferais jamais le moindre mal.
Neil le regardait toujours fixement.
— J'espère bien pour toi.
Ce fut à mon tour de dévisager mon oncle et Eden, tour à tour.
— Je vous en donne ma parole.
Ils hochèrent tous deux la tête, montrant ainsi qu'ils avaient chacun compris le message de l'autre.
Eden se tourna alors vers moi et me fit signe de me remettre en route.
Je rassemblais mes esprits, jetais un dernier regard en direction de Neil qui nous observait toujours du haut du perron, et me dirigeais vers la voiture d'Eden qui était stationnée devant la maison. Il m'ouvrit la portière et me laissa m'installer avant de venir se glisser derrière le volant.
Le silence régna pendant un moment dans l'habitacle, avant que je ne me décide à le rompre.
— Alors, tu voulais me parler ?
J'observais son profil avec une pointe d'angoisse. Même si j'étais contente de le voir, je ne pouvais m'empêcher de ressentir l'inquiétude qui semblait le ronger et je sentis mon ventre se tordre.
Christian lui avait-il parlé de notre échange ? A cette idée, la panique me gagna instantanément.
— Tu vas me dire ce qui se passe ?
Eden dû percevoir ma panique car il tourna enfin ses yeux vers moi. Je retins ma respiration.
— J'ai vu Christian.
Il avait lâché cette information sur un ton sans appel. Mon ventre se contracta douloureusement.
— Il m'a dit qu'il...
Il s'interrompit et ferma les yeux en serrant fermement le volant. Il était énervé, cela se voyait et il faisait tout son possible pour contenir sa colère. Même si c'était Judy qui avait laissé les indices pour que j'ouvre la bibliothèque, c'était moi qui avait voulu assouvir ma curiosité et pour cela, j'avais fouillé le bureau de mon patron.
La tension était tellement oppressante que je me décidais à le devancer.
— Je suis désolée, Eden. Je n'aurais jamais dû faire ce que j'ai fait. Je comprends que tu m'en veuilles.
Il rouvrit les yeux et les posa sur moi. Il paraissait étonné de ma réaction.
— T'en vouloir ? Comment pourrais-je t'en vouloir alors que c'est la faute de Christian !
La panique s'envola d'un coup, laissant place à l'incompréhension totale.
— Quoi ?
Eden contracta sa mâchoire.
— Il a fait exprès de m'appeler, dans la voiture quand j'allais te déposer à la librairie, dit-il en tâchant de maîtriser sa colère. Il voulait te parler, en privé, pour te mettre en garde. J'aurais dû m'en douter. Je me suis laissé berner !
Il passa rageusement une main dans ses cheveux tandis que je prenais conscience du tour qu'avait joué Christian à Eden, et à moi, par la même occasion, puisqu'il s'était arrangé pour se retrouver seule avec moi afin de me dissuader de continuer à voir Eden. J'imaginais sans mal la colère que ce dernier pouvait ressentir.
— Quand il est revenu à la maison, j'ai de suite deviné qu'il t'avait parlé, poursuivit-il. Il m'a dit qu'il n'avait pas eu le choix quand Judy lui avait avoué ce qu'elle avait fait. D'après lui, il se devait d'agir comme il l'a fait pour te protéger. Il est persuadé que je suis capable de...
Il n'arriva pas à terminer sa phrase mais il n'avait pas besoin de le faire. J'avais compris ce qu'il n'arrivait pas à dire.
Christian était persuadé qu'Eden était capable de me faire du mal involontairement. Il m'avait suffisamment mis en garde à ce sujet.
Je restais fixée sur son profil abattu et pris alors toute la pleine mesure de ce que sa venue chez moi signifiait.
— Tu as eu peur que je ne me range du côté de Christian, c'est pour ça que tu es venu ? demandais-je faiblement.
Eden me jeta un bref regard.
— Je sais comment Christian peut se montrer convaincant. On le peut tous, à vrai dire. Mais ça me révulse tellement qu'il ait usé de ce pouvoir pour tenter de t'éloigner de moi.
Mon coeur se serra et je ravalais mon exclamation de surprise. Christian avait usé d'un pouvoir de persuasion pour que je me mette à douter sur mes véritables sentiments envers Eden. Je n'arrivais pas à le croire. Je me sentais affreusement vulnérable tout à coup. Se faire influencer de cette façon était franchement
désagréable. Pourtant, je me demandais s'il n'avait pas jugé bon d'utiliser ce pouvoir parce
qu'au fond, il savait que je ne l'écouterais pas s'il me laissait maître de mes sentiments. Il savait très bien que j'étais capable d'aller contre sa volonté, par amour pour Eden. Et sur cela, il avait entièrement raison.
Les doutes que j'avais éprouvé en rentrant à la maison se dissipèrent d'un seul coup et tout me paru de suite plus limpide.
Je tendis la main vers celle d'Eden, posée sur le volant. Je le sentis se raidir de surprise à mon contact mais ne me dérobais pas. Je devais lui faire comprendre ce que je ressentais.
— Je te mentirais si je te disais que je n'ai pas eu un moment de doute après sa visite, dis-je en toute franchise. Mais, à vrai dire, maintenant que tu m'as appris que c'était en partie à cause de Christian, je me rends compte que mon choix est fait depuis bien longtemps.
Eden me regarda d'un air incrédule. Il semblait redouter ce que j'allais lui dire.
— Je sais que tu es un Waldren, Eden.
Je le vis tressaillir en entendant ces mots dans ma bouche.
— Je sais que, à cause de cette malédiction, tu ne te sens pas humain...
— Je ne suis pas humain, c'est un fait, me coupa-t-il, résolument sûr de lui.
Je secouais lentement la tête.
— Tu es un humain, Eden, le contredis-je. Tu as peut-être cette part de créature en toi, mais tu n'en restes pas moins un humain, avant tout.
Eden ne parut pas convaincu et je soupirais.
— Dans un des livres de la bibliothèque, il est dit que les Waldrens est la part de noirceur que chaque être humain a en lui. Si je comprends bien la logique, tous les humains sont en réalité des Waldrens.
Eden me jeta un regard circonspect.
— Bien sûr, nous ne possédons pas les pouvoirs que vous avez, repris-je. Mais crois-tu sincèrement que tous les humains sont foncièrement bons ? On sait tous les deux qu'ils sont capables de tuer leurs semblables par simple pulsion. Les pires crimes de l'humanité ont été commis par des humains. Ils n'ont peut-être pas le gêne des Waldrens en eux, mais ils se rapprochent davantage de cette créature que toi.
Je pressais doucement sa main que je tenais toujours. Il n'avait pas bougé mais m'écoutait attentivement.
— Je sais que j'ai encore des choses à apprendre et j'ai pleins de questions que je brûle de te poser, poursuivis-je. Mais ça ne me fait pas peur. Parce que j'ai confiance en toi et que je sais que ce que j'apprendrais sur toi et cette sombre partie qui t'habite ne suffira pas à me faire oublier qui tu es réellement.
Le visage d'Eden se tourna lentement vers moi et je lui adressais un petit sourire pour le convaincre que j'étais sincère.
La voiture s'arrêta alors brusquement, dans un crissement de pneus assourdissant, et je me sentis propulsé vers l'avant. La ceinture de sécurité m'empêcha de passer à travers le pare-brise et me renfonça avec violence sur mon siège. Le véhicule s'immobilisa en plein milieu de la route et j'eus à peine le temps de pousser un petit
cri de surprise que la bouche d'Eden se colla à la mienne.
Mes sensations s'éveillèrent, tel un volcan en ébullition. Eden m'embrassait passionnément, me laissant à peine le temps de respirer entre deux baisers. Mon coeur tambourinait avec force dans ma poitrine et je me retrouvais plaquée contre la portière, le corps d'Eden pressé contre le mien.
Mes mains fourrageaient dans ses cheveux, l'incitant à accentuer son baiser. Les siennes s'étaient glissées dans mon dos et me serraient avec force et douceur à la fois pour ne pas me faire mal. Je ne pus réprimer un sourire en constatant que j'avais fait le bon choix.
En voyant à quel point il veillait à maîtriser sa force surhumaine pour ne pas me blesser, je fus encore plus convaincue que je ne risquais rien. Bien au contraire, je me sentais étrangement protégée et en sécurité quand j'étais avec lui.
Eden mit fin à notre étreinte, bien trop tôt à mon goût et je me retrouvais hors d'haleine, les joues rouges et les cheveux en bataille. Il appuya tendrement son front contre le mien et ferma les yeux de bien-être.
— Je t'aime, Wendy, me souffla-t-il, ce qui déclencha des palpitations dans mon coeur. Je sais que c'est de la folie, mais c'est la vérité. Je n'ai jamais ressenti une telle violence dans mes sentiments pour une autre personne. Je ne sais pas si ça tient au fait que tu me fasses me sentir plus humain que je ne le suis en réalité, ou si c'est
parce que tu me vois comme jamais personne ne m'a vu, ou encore parce que je prends conscience que tu es la plus belle chose qui me soit arrivé depuis des années, mais en tout cas...tu as chamboulé à jamais mon existence sur cette terre.
Un petit sourire se dessina sur mon visage tandis que mes joues se teintaient d'émotion. Je fus profondément touchée par les paroles qu'Eden venait de me dire, n'ayant jamais rien entendu de plus beau. C'était la première fois qu'on me faisait une déclaration comme celle-ci.
— Je t'aime aussi, Eden, dis-je en tâchant de réguler mon souffle. Qu'importe ce que tu es, je t'aime tout entier.
Le sourire étincelant et sincère qu'Eden m'adressa me fit fondre et je ne pus résister à l'envie de m'approcher lentement de ses lèvres. Eden me laissa faire et je déposais avec douceur ma bouche sur la sienne pour un baiser tout en délicatesse.
Il finit par s'écarter et reprit sa place sur son siège, derrière le volant, tandis que je me redressais et remettais un peu d'ordre dans mes boucles toutes emmêlées.
La voiture se remit en route et je fus bien heureuse qu'aucun véhicule ne soit passé par là.
Je regardais Eden et souris en voyant son visage plus détendu qu'au début. Il avait pris ma main et l'avait porté contre sa bouche. Il effleurait de temps en temps le dessus de ma main de ses lèvres, son souffle chaud laissant des frissons sur ma peau.
— Tu es moins inquiet ? demandais-je alors en souriant.
— Beaucoup moins, oui.
Sa réponse me fit rire. J'avais, moi-même, le coeur bien plus léger.
Peu m'importait, désormais, les mises en garde de Christian. Jamais je ne serais en mesure de renoncer à Eden. Quoiqu'il m'en coûte, ce n'était rien en comparaison de ce que je perdrais si je décidais de rompre le lien qui s'était tissé entre nous. De toute façon, j'étais incapable d'une telle chose alors il allait falloir que Christian s'habitue.
— Christian m'a dit qu'il t'avait raconté comment... tout à commencé, dit-il enfin.
Il avait posé sa main sur le pommeau de vitesse, sans lâcher la mienne.
— Oui, répondis-je. Il m'a parlé de cette fameuse nuit où les Waldrens restants ont sacrifié leur vie et déclenché cette malédiction.
Eden hocha la tête en pinçant les lèvres.
— Ils ont reproduit le rituel que les transformés avaient l'habitude de célébrer les jours de pleine lune, ajouta-t-il. Sauf que cette fois-ci, c'était leur propre coeur qu'ils ont offert en sacrifice.
— Le rituel dont tu parles, c'est celui qui est appelé « l'appel du sang », c'est bien ça ? demandais-je, désireuse d'en savoir davantage.
— Oui. Quand les Waldrens ont réussi à transformer des humains en l'un des leurs, ils se sont rendus compte qu'ils ne possédaient que des pouvoirs limités, en comparaison de ceux qui avaient réussi, de leur pleine volonté, à prendre possession de leur humain.
— Comment ça ?
Eden réfléchit quelques instants avant de me répondre.
— Ceux qui ont le gêne en eux ont toutes les capacités que les Waldrens possédaient. La force, la rapidité, les sens décuplés, une intelligence surdéveloppée et j'en passe. Mais par dessus tout, ils possèdent l'immortalité.
J'ouvris des yeux fascinés.
— Quand ils ont transformé le premier humain, ils se sont rapidement rendus compte qu'il était limité dans ses capacités. Il était, certes, rapide, mais il finissait par s'essouffler plus vite. Il avait de la force, mais elle n'était pas aussi puissante. Mais surtout, il n'était pas immortel.
— Comment c'est possible ? demandais-je dans un souffle.
— Pour répondre à ta question, je devrais te parler du processus de transformation, dit Eden en plissant le front.
Il semblait hésiter à m'en parler mais je voulais savoir comment cela fonctionnait.
— Dis moi, l'encourageais-je.
Il me jeta un petit regard tandis que son pouce caressait délicatement le dessus de ma main, de façon machinale.
— La transformation en Waldren est un processus rapide, minutieux et très douloureux. Sans rentrer dans les détails, le but est de mélanger le sang des deux espèces et de verser trois gouttes de ce nouveau sang sur le coeur de la victime. Le Waldren souffle alors sur le coeur de l'humain et attend que la transformation opère.
Il guetta ma réaction d'un oeil inquiet.
— Et ça met combien de temps pour que la transformation soit effective ? demandais-je en dissimulant mon trouble face à cette description.
— Ça dépend des humains, en fait. Chez certains, la transformation ne va durer que quelques heures. Pour d'autres, elle peut durer des jours.
Je tressaillis sur mon siège.
— Des jours ? répétais-je.
Eden hocha la tête tristement.
— Ce sont les jours les plus longs qu'un humain puisse vivre.
— La douleur est à ce point insupportable ? demandais-je, connaissant déjà la réponse.
— Tu n'imagines même pas.
Sa réponse n'était qu'un murmure mais je pouvais percevoir qu'il savait de quoi il parlait.
— La tienne a duré combien de temps ?
Eden garda le regard fixé sur la route, semblant perdu dans ses souvenirs.
— Deux jours.
Je lâchais un petit cri d'effroi.
— Mais, dans mon cas, ce n'était pas une transformation comme celle que je viens de te décrire, précisa-t-il, revenant à l'instant présent.
Je penchais la tête sur le côté, perplexe.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
De nouveau, il sembla réfléchir à la meilleure façon de répondre à ma question.
— Christian t'a parlé du gêne ?
Je hochais la tête. Effectivement, je me souvenais qu'il m'avait dit que certains humains avaient le gêne des Waldrens en eux, tandis qu'un des livres parlaient de ce gêne comme quelque chose qui survenait sans crier gare.
— Certains humains possèdent déjà le gêne des Waldren, reprit Eden de sa voix grave. Celui-ci se révèle un jour de façon totalement inattendu. La différence qu'il y a, c'est que les porteurs du gêne possèdent toutes les capacités des Waldrens, sans
exception et sans limites, à l'inverse des transformés.
Je réprimais un frisson en comprenant où il venait en venir.
— Et toi tu es porteur du gêne, c'est bien ça ?
Un voile de tristesse traversa ses pupilles.
— C'est pour cette raison que je ne peux pas dire que je suis humain, ajouta-t-il à voix basse. Les porteurs du gêne son nés avec leur Waldren et finissent tôt ou tard par devenir comme eux. C'est inévitable.
Ainsi, Eden n'avait pas pu lutter contre cette transformation. Elle s'était imposée à lui un beau jour et il n'avait rien pu faire pour l'en empêcher. Ce n'était pas un choix de sa part, mais véritablement un fléau qui s'était abattu sur lui du jour au lendemain.
Je ressentis une peine immense.
— Comment ça se fait ? demandais-je, alors. Je veux dire, il doit bien y avoir une explication pour que certains aient ce gêne au fond d'eux et d'autres non.
Eden fronça les sourcils.
— C'est à cause de cette fameuse nuit où les Waldrens ont jeté leur malédiction. Ceux qui sont porteurs du gêne sont les descendants des humains qui étaient présents ce jour-là.
Christian ne m'avait pas parlé de ce qui était advenu des humains qui avaient subis la malédiction directement. Mais nul doute qu'ils avaient continué de vivre, malgré leur nouvelle nature. Ils avaient probablement essayé de bâtir une vie normale, malgré leur nouvelle condition.
— Je comprends, oui, dis-je en réfléchissant tout haut. Après tout, s'ils ont engendrés des enfants, il est plutôt logique de se dire qu'ils ont eu le gêne de cette manière.
Eden paru un peu surpris par mon explication.
— Je me trompe ?
— Pas du tout. Tu as même entièrement raison.
— Alors pourquoi es-tu autant surpris ?
— Parce que j'ai la sensation que toute cette histoire est presque...naturelle pour toi, répondit-il. Tu n'es pas étonnée, ni effrayée par ce que tu apprends.
— Alors que je le devrais, rajoutais-je, sachant déjà que c'était ce qu'il pensait.
— Oui, sourit-il. La logique voudrait que tu ressentes ces deux émotions, en effet.
Je réfléchis quelques instants et finis par hausser les épaules.
— Je crois que je suis juste fascinée par ce que tu me racontes. J'ai envie d'en apprendre davantage sur toi, sur ta vie passée.
— Il y a des choses que tu n'es pas obligée de savoir, tu sais.
— N'empêche, j'ai encore beaucoup de choses à découvrir.
Mon regard enthousiaste le fit sourire.
— Tu as d'autres questions, alors ?
— Bien sûr que oui !
Je réfléchis à laquelle je pouvais poser en premier.
— A quel moment ton côté Waldren s'est réveillé ?
Eden fronça les sourcils.
— C'était il y a très, très longtemps.
— Tu es si vieux que ça, alors ? demandais-je en riant.
Il m'adressa un petit sourire.
— Bien plus vieux que tes grands-parents, oui.
— A ce point ?! m'exclamais-je.
— Ma transformation a eu lieu en 1715, répondit-il. Ça te donne une idée.
J'écarquillais les yeux et laissais échapper un cri de surprise.
— J'ai près de trois cents ans, ajouta-t-il avec un demi-sourire.
Je pris le temps de digérer cette information capitale.
Eden avait vécu trois cents ans ! Il avait traversé les époques et constaté de ses yeux les progrès de l'humanité. Ce n'était pas croyable.
— Je n'arrive pas à le croire, soufflais-je ébahie.
— Pourtant, c'est bien vrai.
— Mais, comment ça s'est passé quand tu es devenu un Waldren ?
Je vis son regard s'assombrir et je me demandais s'il était prêt à en parler. Visiblement, il avait l'air de se souvenir parfaitement de ce moment dans sa vie. Rien d'étonnant, cela dit, il n'avait pas dit que cela avait été le plus long de son existence ?
En trois cents ans, nul doute qu'il savait de quoi il parlait.
— J'étais parti de chez moi, à la recherche de... d'une personne, dit-il, sans rentrer dans les détails. C'est sur le chemin du retour que la douleur à commencé à me saisir. Je me revois encore me tordre de douleur. J'ai été trouvé par un Waldren qui m'a ramené chez moi et est resté jusqu'à la fin de ma transformation. Je me
contorsionnais encore et encore en hurlant à pleins poumons pour essayer d'échapper à cette sensation atroce qui s'emparait de moi.
Je retins un frisson d'horreur en imaginant ce qu'il avait pu ressentir.
— J'ai bien cru que j'allais mourir et, honnêtement, c'est ce que j'espérais ardemment. Mourir pour ne plus avoir à endurer ce supplice. Comme je te l'ai dit, ma transformation a duré deux jours. Deux jours de douleurs intenses pendant que mon sang, mes organes, bref, tout mon être ne devienne complètement un Waldren. C'était comme si on essayait de dissocier mon enveloppe charnelle de mon âme.
En entendant ces mots, je tressaillis de plus belle avec l'étrange impression de les avoir déjà entendu quelque part. Mais je reportais mon attention sur le récit d'Eden, sans le couper.
— Au bout des deux jours, je me suis finalement évanoui. Je me croyais délivré du mal mais c'était tout l'inverse. Quand je suis revenu à moi, j'avais pris conscience de ce que j'étais devenu.
Il serra la mâchoire avec force.
— Les Waldrens ont bien fait les choses, la nuit où ils se sont offerts en sacrifice. Ils ont fait en sorte que le porteur du gêne sache exactement qui il venait de devenir une fois la transformation terminée. C'est donc pleinement conscient de ma nature de monstre que j'ai ouvert les yeux sur ma nouvelle existence.
Le silence retomba dans la voiture. Je finis par reprendre mes esprits et me tournais vers lui.
— Que s'est-il passé, ensuite ? demandais-je d'une petite voix.
— Ensuite ? Ensuite, j'ai du apprendre à vivre avec, comme tous les porteurs du gêne.
Il poussa un petit soupir avant de reprendre la parole.
— Les premiers temps, je te mentirais si je te disais que je ne me suis pas laissé emporter par mes nouveaux pouvoirs. J'ai finalement rencontré Christian et l'ai suivi pour rejoindre le clan de Waldren dont il faisait parti. J'ai vécu avec eux pendant un petit moment, assistant Christian dans la tâche qu'on lui avait confié.
Il marqua une pause, les yeux perdus sur l'horizon, avant de reprendre.
— On lui avait demandé de trouver le moyen de transformer d'autres humains en Waldren, histoire d'agrandir le clan.
— Je croyais que les premières créatures avaient réussi à trouver ce moyen ? soulevais-je en fronçant les sourcils.
— Oui, mais elles se sont bien gardées de le révéler aux humains, répondit-il. Quand elles se sont sacrifiées, elles ont emportées leur secret avec elles.
— Je vois.
— Voilà pourquoi la plupart des clans, ou du moins les plus ambitieux, avaient le désir de trouver comment faire pour transformer les humains en Waldrens. C'est ainsi que j'ai contribué à la transformation de certains humains en l'un d'entre nous et ai même aidé certains à sacrifier des êtres humains pour répondre au rituel de l'appel du sang.
Devant mon air interrogateur, Eden s'expliqua.
— Comme je te l'ai expliqué, les transformés n'ont pas les pleins pouvoirs et sont en plus soumis au rituel de l'appel du sang.
Je me calais plus profondément dans mon siège, pendue à ses lèvres tandis qu'il prenait une profonde inspiration.
— En réalité, avant que les Waldrens ne commencent les transformations sur les humains, ce rituel n'existait pas, expliqua-t-il. Ils avaient bien l'habitude de louer les astres, le soir où la lune se teintait de rouge, soit à peu près tous les trois ans, en remerciement pour les pouvoirs qu'on leur avait conféré, mais ils n'avaient jamais eu à offrir un sacrifice. Sauf que, quand le premier humain a pu être transformé en l'un des leurs, le fameux soir du rituel, il a été poussé par une puissance qu'il n'expliquait pas, et a sacrifié la première créature vivante qu'il voyait. Lors de ce sacrifice, les Waldrens l'ont observé tuer sa proie et lui arracher le coeur avant de le réduire en miette. La lune s'est mise à briller davantage et le transformé s'est présenté devant l'astre, comme s'il attendait une récompense. Au bout de quelques minutes, il s'est tourné vers les créatures qui continuaient de l'observer avec curiosité, et a déclaré que l'appel du sang avait été célébré et qu'on avait accepté son sacrifice. C'est ainsi qu'ils ont compris que ce rituel permettait aux transformés d'obtenir un pouvoir sans limite. Par exemple, leur force n'avait plus de contrainte, elle devenait similaire à celle des Waldrens, dans sa totalité.
Je poussais un soupir d'admiration.
— Ils pouvaient alors prétendre à devenir des Waldrens à part entière ? demandais-je.
Eden hocha la tête.
— Oui. Sauf qu'ils ne pouvaient gagner ce mérite uniquement lors de la pleine lune rouge.
— Tous les trois ans, donc.
Eden pencha légèrement la tête sur le côté.
— Au début, c'était effectivement tous les trois ans qu'elle apparaissait. Mais plus les siècles ont passés, plus ce phénomène de lune rouge apparaissait de moins en moins. D'autant plus que, plus le Waldren est âgé, plus les chances de gagner un pouvoir qu'il n'a pas est plus compliqué.
— Comment ça ?
— Eh bien, prenons l'exemple d'un Waldren qui a deux cents ans. Le jour de l'appel du sang, il va avoir le choix. Soit il va sacrifier un animal et il ne gagnera pas de pouvoir, il aura seulement répondu aux attentes du rituel. Soit il aura convoité un pouvoir depuis longtemps et, dans ces cas là, son sacrifice devra être beaucoup plus
important, s'il veut avoir une chance de l'obtenir.
Je sentis mes poils se hérisser.
— Important comment ? demandais-je d'une voix blanche.
Eden me jeta un regard en biais.
— Un être humain.
Je retins ma respiration.
— Mais, là encore, pas n'importe lequel, précisa-t-il. Il devra sacrifier un être humain qui n'aura pas fait le mal dans sa vie. Sinon, le sacrifice, bien qu'important, ne générera pas de pouvoir.
Je fus parcouru de frissons incontrôlables. Malgré le choc que me procurait cette information, je réussis à poser la question qui me brûlait les lèvres.
— Et comment il sait que l'être humain qu'il souhaite sacrifier est bon et lui permettra d'obtenir ce qu'il veut ? murmurais-je.
Eden me regarda de ses prunelles intenses.
— Il va se mettre à le traquer pendant le temps qu'il lui reste avant l'appel du sang.
Sa réponse résonna dans mon esprit longtemps après qu'il l'ai prononcé. Je me rendis compte qu'être transformé était encore pire qu'être porteur du gêne. C'était comme si les transformés avaient le choix entre vivre avec ce qu'ils étaient et considérer que les limites qu'ils avaient les rendaient plus humain que les vrais Waldrens, soit se laisser influencer par la soif de pouvoirs, quelque soit le prix à payer.
— Il y en a beaucoup qui convoitent de nouveaux pouvoirs ? demandais-je finalement.
— C'est plutôt difficile à dire, en vérité, répondit-il en grimaçant. La plupart ne prennent conscience de leur choix que très tard. Mais ceux qui choisissent de partir sur cette voie sont appelé les traqueurs de coeur. Ce sont les plus dangereux Waldrens qui puissent exister.
Je déglutis difficilement avant de froncer les sourcils, interpellée par un détail.
— Je croyais que quand on était transformé, on savait qui on était devenu et ce qu'on attendait de nous.
— Oui, c'est le cas.
— Et que l'appel du sang était une sorte de pulsion qui ne se contrôlait pas chez le transformé, rajoutais-je.
— C'est vrai, aussi.
Je dévisageais Eden qui semblait hésiter à m'apporter des explications.
— Mais ? demandais-je, impatiente.
Il soupira.
— Mais en ce qui concerne les opportunités du rituel, c'est aux transformés à le comprendre. Par eux-mêmes.
— Pourquoi ça ?
Je ne comprenais pas du tout pourquoi les Waldrens avaient maintenus cette zone d'ombre aux nouveaux transformés.
— Parce que sinon, que crois-tu qu'il se passerait s'ils étaient conscients de ce détail ?
Je me figeais sur mon siège. Les transformés se mettraient à décimer tous les humains bons de la surface de la terre et il ne resterait que les mauvais.
Je frémis avant de me tourner vers lui.
— Mais, je croyais que les Waldrens voulaient conquérir la terre.
Eden sembla indécis face à ma remarque.
— Oui, et alors ?
— Et alors ils ont jeté cette malédiction sur quelques humains pour qu'ils deviennent comme eux, afin que leur espèce perpétuent à travers les âges, non ?
— On peut voir ça comme ça, oui. Même si je ne sais pas si c'était véritablement leur but. Mais, admettons, oui.
— A ce compte là, le fait de révéler de suite aux nouveaux transformés ce qu'il fallait sacrifier pour avoir tous les pouvoirs le jour de l'appel du sang serait assez logique.
— Logique ? répéta-t-il dubitatif.
Ce n'était peut-être pas le bon mot, en effet. Rien n'était complètement logique dans toute cette histoire.
— Je veux dire, ils auraient finalement eu ce qu'ils avaient toujours voulu, à savoir que les Waldrens prennent la possession de la terre et déciment tous les humains.
Eden réfléchit quelque instants à mon hypothèse.
— C'est vrai, admit-il enfin. Quelque part, les transformés auraient été le moyen par lequel les Waldrens auraient pu se débarrasser des humains s'ils avaient tous été poussé par l'envie d'avoir un nouveau pouvoir.
— C'est ce que je pense, oui.
— Mais visiblement, ce n'est pas ce qu'ils voulaient en jetant cette malédiction.
Je me mordis l'intérieur de la joue en réfléchissant.
— Peut-être qu'ils ont eu peur que, même en ayant le choix, il n'y en ait pas beaucoup qui soit prêt à sacrifier des vies humaines pour devenir puissants. Ils ont peut-être eu peur que la détermination de leur partie humaine soit plus forte que celle du Waldren.
Eden hocha la tête.
— Possible.
Je me tournais de nouveau vers lui.
— Parmi les personnes que tu as transformé, tu en connais qui sont devenus avides de pouvoirs ?
Je vis ses traits se figer et ses muscles se tendre. Visiblement, la réponse était positive.
— J'en connais, oui, répondit-il. Et crois-moi, je préfère m'en tenir le plus loin possible.
— Parce qu'ils chassent les coeur purs, devinais-je.
— Oui. Et parce que pour mener à bien leur projet, ils sont prêts à tout. Leur but est de devenir toujours plus puissant. Ils ne sont jamais satisfaits et ne s'arrêteront jamais de convoiter toujours plus de pouvoir. On ne peut même pas dire que ce soit dans leur nature, puisque c'est un choix de leur part. C'est ce qui rend la chose
beaucoup plus révoltante, à mon sens. Je comprenais ce qu'il voulait dire. Comment pouvait-on choisir délibérément de traquer des humains qui faisaient le bien afin de les tuer et de les sacrifier pour son propre profit ? La chose était effectivement atroce.
— Tu dis qu'ils ne s'arrêteront jamais et convoiteront toujours plus de pouvoirs, relevais-je. Mais, il doit bien y avoir un moment où ils arrivent au maximum des pouvoirs qu'ils peuvent avoir, non ?
— Sache que ça peut mettre de nombreuses années, voir des milliers d'années avant d'arriver à obtenir tous les pouvoirs, pour un transformé. Certains y sont parvenus, au fil du temps, mais n'ont pas cessé pour autant de sacrifier des vies
humaines.
— Pourquoi ça ? demandais-je révoltée.
— Parce qu'ils se sont entraîné toute leur vie à faire ça et qu'ils y ont pris plaisir. A force, c'est devenu une seconde nature, pour eux. Le besoin de tuer est passé avant la satisfaction de la récompense. Ce sont devenus des tueurs en série, ni plus ni moins.
Je restais figée de stupeur.
— Heureusement que plus les années passent, plus l'appel du sang diminue, ajouta-t-il. Maintenant, c'est tous les vingt ans.
L'écart s'était effectivement pas mal agrandit. De tous les trois ans, c'était passé à tous les vingt ans. Quelque part, c'était assez rassurant de se dire que c'était beaucoup moins rapproché qu'avant.
— Et la prochaine lune rouge, elle aura lieu à quelle date ? demandais-je, fébrile.
Eden crispa ses mains autour du volant.
— Dans moins de deux ans.
Un sueur froide coula le long de ma colonne vertébrale tandis que je prenais le temps d'assimiler cette information. Il ne restait que deux ans avant qu'un dangereux Waldren ne se décident à se mettre en chasse pour traquer son futur sacrifice. Peut-être même qu'il l'avait déjà trouvé et qu'il avait commencé à le traquer pour être sûr qu'il s'agissait d'un humain au coeur pur. Cette idée me fit frissonner violemment.
Je repensais soudain à la victime que l'on avait trouvé, quelques semaines auparavant, dans la forêt, le coeur arraché, tout comme le sanglier que j'avais croisé.
Le sang se figea dans mes veines et tout mon corps se mit à trembler. Ce n'était pas possible que ce soit un sacrifice pour l'appel du sang, puisque le rituel n'était pas encore actif. Pour autant, cela y ressemblait trait pour trait et cette simple pensée suffit à accélérer mon coeur de peur. Il fallait que j'en ai le coeur net.
— Je...viens de repenser à quelque chose, répondis-je d'une voix absente, perdue dans mes pensées tout en tâchant de les comprendre.
— Dis moi.
Je me tournais lentement vers lui, sans parvenir à le voir réellement.
— Dans la forêt...le sanglier.
Ce fut les seuls mots que je parvins à articuler. Heureusement, Eden comprit de suite où je voulais en venir.
Il soupira et afficha un air coupable. Mon coeur cessa de battre et je le regardais avec des yeux exorbités.
— Tu sais qui m'a poursuivi, soufflais-je.
Il hocha lentement la tête et ma respiration devint plus forte.
— Et qui a tué le sanglier pour lui arracher le coeur, ajoutais-je dans un chuchotement à peine audible, mais que je ne doutais pas qu'il avait entendu grâce à son ouïe hors du commun.
— Oui. Je sais qui a fait cette chose immonde.
Je vis ses pupilles se teinter de culpabilité et de dégoût. Je déglutis avec peine, réprimant un énième frisson d'horreur, comprenant ce qu'il avait du mal à m'avouer.
— C'était toi ?
— Oui.
Il pinça les lèvres et je le regardais sans pouvoir parler. Je ne comprenais plus rien mais j'avais la tête qui tournait dangereusement.
— J'ai fait fuir le sanglier qui se trouvait en face de toi, avoua-t-il.
Il n'osa pas me regarder, et je compris qu'il était rongé de remords.
— Dès qu'il est parti, je me suis mis à te poursuivre pour que tu retrouves le chemin qui te permettrait de rentrer chez toi. Il fallait que tu quittes la forêt, ce n'était pas sûr.
Je me retrouvais sonnée face aux révélations d'Eden sur ce fameux jour où j'avais bien cru mourir par une bête féroce. Quelque part, je devais admettre que j'étais presque soulagée de savoir que c'était lui. Après tout, j'aurais pu tomber sur un Waldren beaucoup moins compréhensif.
— Quand j'ai été sûr que tu étais sur le bon sentier, je t'ai laissé continuer seule, reprit-il. Je suis retourné vers le sanglier qui t'avait barré la route et, de colère et de peur pour toi, je l'ai...
Un frisson de terreur me saisit tandis que je comprenais ce qu'Eden avait fait à ce pauvre sanglier. J'avais encore le bruit de déchirement dans les oreilles.
— Je n'aurais pas dû me laisser envahir comme ça par mes émotions mais je n'ai pas réussi à me contrôler.
Ses phalanges blanchirent en serrant le volant. Je crus un instant qu'il allait le réduire en miettes.
— Christian m'a trouvé quelques instants après. Je venais de... prendre conscience de ce que je venais de faire et je ne pouvais rien faire à part regarder mes mains ensanglantées avec horreur. J'avais tué et arraché le coeur d'une bête sans défense tout ça parce qu'elle avait failli te faire du mal.
Il poussa un soupir rageur.
— Christian m'a ramené à la maison pour me demander de lui raconter ce qui s'était passé. C'est à ce moment là qu'il a compris ce qui était en train de se passer dans ma tête et qu'il m'a mis en garde. Pour la première fois depuis des décennies, j'avais perdu le contrôle sur mes émotions et je m'étais laissé emporter par ma nature de Waldren. Le sentiment de dégoût qui m'habitait depuis toujours était revenu, en mille fois pire.
Il se tourna vers moi et l'intensité de ses yeux me saisit le coeur.
— Je suis désolé, Wendy. Je ne pouvais pas te dire la vérité. J'ai essayé, pourtant.
— Quand ça ? demandais-je en me fouillant déjà dans mes souvenirs.
— Le jour où Judy t'a obligé à te reposer dans la salle de repos, avoua-t-il.
J'écarquillais les yeux tout en me remémorant la discussion que j'avais surprise en me réveillant, ce fameux jour.
Eden avait décidé de parler de quelque chose à une personne. C'était donc cela qu'il voulait me dire ?
— Mais..., tu étais prêt à me révéler ton secret, ce jour-là ? l'interrogeais-je sans y croire.
— Je l'envisageais, oui. Mais tu es tombée sur l'article dans le journal et en voyant la peur dans tes yeux j'ai...
Il s'interrompit et se massa lentement la nuque.
— J'ai eu peur de t'effrayer encore plus et que tu me vois véritablement comme le monstre que je suis, admit-il d'une voix triste.
J'observais son visage parfait sous la pâleur de la lune et je sentis un sentiment de pitié m'envahir. Ce qu'il avait fait été horrible, mais il l'avait fait pour me défendre et parce qu'il avait eu peur pour moi. Même si ce pauvre sanglier n'y était pour rien.
Je ne pouvais pas jeter la pierre à Eden parce qu'il avait perdu pied une fois alors qu'il avait passé de nombreuses années à se contrôler. Cela n'aurait pas été juste de le juger uniquement sur la base d'une seule action.
Je tendis la main et la posais délicatement sur sa joue. Je vis les yeux d'Eden s'ouvrir un peu plus sous l'effet de la surprise.
— Tu n'es pas un monstre, lui dis-je doucement. Je ne te vois pas comme ça. Jamais.
Il se tourna lentement vers moi et je pus lire le soulagement dans ses yeux.
— Je ne sais pas comment tu fais, souffla-t-il. J'ai vraiment la sensation que je ne te mérite pas.
Je retirais ma main de son visage.
— Ne dis pas ça.
— Si, je le dis. Bien sûr que je le dis, Wendy. Une créature comme moi ne mérite pas une âme aussi pure que la tienne. J'ai l'impression d'être l'ombre et toi la lumière. Les deux sont incompatibles, tout le monde le sait.
— Et pourtant, chacun a besoin de l'autre pour exister.
Je lui adressais un petit sourire qu'il me rendit.
— Tu as toujours réponse à tout, toi.
— Toujours. Je suis ravie que tu t'en rendes compte.
Je m'esclaffais et il m'imita. La voiture s'immobilisa soudain et je regardais par la
vitre. Nous étions arrivé devant la maison. Je me tournais vers Eden, et il devança ma question.
— Tu avais dit à ton oncle que tu ne rentrerais pas tard et après ses menaces, je n'ai pas voulu prendre le risque de désobéir, dit-il avec un petit sourire penaud.
— Tu es bien docile, le taquinais-je.
— Il le faut bien si je veux devenir digne de toi.
Des papillons s'envolèrent dans mon ventre.
— Je ne suis pas sûr d'y arriver, cela dit. Mais je te promets d'essayer tant que tu voudras encore de moi.
Je plongeais mon regard dans le sien.
— Je voudrais toujours de toi, chuchotais-je alors qu'il réduisait la distance entre nous.
— J'espère ne jamais te faire changer d'avis.
Ses lèvres se posèrent sur les miennes avec douceur et j'oubliais instantanément où je me trouvais. Plus rien n'avait d'importance, excepté les lèvres d'Eden qui cherchaient les miennes, ses mains qui me caressaient délicatement le visage, mes bras qui se resserraient autour de son cou et, par-dessous tout, nos deux coeurs, l'un
entièrement humain et l'autre mi-humain, mi-Waldren, qui, malgré leur différence, battaient pourtant à l'unisson.
Quand je me séparais d'Eden, à regret, je caressais son visage tendrement. Il ferma les yeux.
— Je t'aime, Wendy, souffla-t-il. Je ne te le dirais jamais assez. Tu finiras bien par le croire, à force.
Je lâchais un petit rire.
— Je te crois déjà, tu sais.
Il me sourit.
— Jamais de manière aussi forte que je le ressens.
Il déposa un dernier baiser sur mes lèvres et se recula, me laissant quitter la voiture.
— On se voit demain ? demandais-je, penchée par dessus la vitre.
— On se voit demain.
Son affirmation déclencha les battement frénétiques de mon coeur. Je me réjouissais à l'avance de la journée qui s'annonçait, le lendemain.
— Te devrais y aller, où Neil va débouler sur le porche pour me faire la morale, dit-il en roulant des yeux.
J'émis un petit rire mais devais bien reconnaître que mon oncle était tout à fait capable d'une telle chose.
Je me redressais et commençais à me diriger vers les marches du perron avant de me retourner.
— Eden ?
Il se pencha vers la vitre pour me regarder.
— Oui ?
Il avait un regard interrogateur, se demandant probablement ce que j'allais bien pouvoir lui dire.
— Je t'aime aussi.
Son visage se fendit d'un large sourire avant de démarrer tandis que je pénétrais dans la maison.
Neil dormait sur le canapé du salon. Je m'approchais sur la pointe des pieds et le
recouvris de la couverture qui se trouvait sur le fauteuil, avant de monter dans ma chambre pour me mettre au lit. J'avais toujours le sourire aux lèvres, malgré toutes les choses que j'avais découvertes, encore aujourd'hui, sur Eden.
Il avait le gêne des Waldrens en lui, il avait contribué à la transformation d'humains en créature et en avait aidé certains à gagner des pouvoirs en sacrifiant des humains au coeur pur. De plus, c'était lui qui avait massacré le pauvre sanglier qui avait eu le malheur de se trouver sur mon chemin.
Malgré tout cela, et aussi étrange que cela pouvait paraître, je n'étais pas le moins du monde effrayée par Eden. Rien ne comptait, en réalité, que ce qu'il ressentait pour moi. Son amour était tout ce qui m'importait en cet instant, et c'était avec cette pensée que je m'endormis, le sourire toujours accroché aux lèvres.P.S : 🌟 merci de cliquer sur la petite étoile en bas du chapitre si vous avez aimé 🌟

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Anmore Cove
МистикаA dix-huit ans, Wendy décide de partir vivre avec son oncle qui lui a trouvé un stage dans la librairie de sa ville, Anmore Cove. Encore marquée par l'abandon de son père quand elle avait six ans, la jeune fille voit dans ce changement l'échappatoir...